Prix unique du livre - Ceci n’est pas une fable

À Québec, à compter de ce jour, une certaine commission parlementaire commencera à tenir des auditions. Vous saurez laquelle dans un instant.

 

Dans l’immédiat, vous ne soupçonnez rien de l’importance de ses travaux, des enjeux qu’ils soulèvent, des conséquences qu’ils pourraient avoir sur votre vie. Vous songez aux vacances qui sont déjà derrière. Vous voyez l’arrivée de l’automne à mille petits signes : le fond de l’air plus frais, les salades qui poussent plus lentement, les enfants qu’il faut préparer pour l’école. Fini le régime minceur des journaux pendant l’été, les émissions de télé trop légères et vite oubliées. Et le gros best-seller de la saison, les pages gonflées par la pluie ou l’eau de mer, achève de mourir dans un panier d’osier, près des toilettes.

 

Vous aimez lire. Comme tout le monde, vous manquez de temps pour le faire à votre guise. Pourtant, quel bonheur quand vous arrivez à vous mettre à l’écart avec un bon livre. Comme les grandes marées d’automne, la rentrée littéraire apportera bientôt son lot d’ouvrages les plus divers dont la rumeur viendra battre le seuil de votre maison. La curiosité et l’intelligence ne vous ont jamais fait défaut. Vous vous laisserez peut-être tenter par tel livre dont vous aura parlé un ami ou votre soeur. Ou alors votre libraire, qui vous connaît un peu, vous mettra sur une piste. Ou encore, c’est en lisant le journal que vous aurez entendu parler de cet auteur dont les idées font réfléchir.

 

L’orage

 

Jusque-là, tout va bien. Nous vivons dans un pays libre. Vous croyez que vous n’aurez que l’embarras du choix. Tant de livres paraissent chaque année. Entre la bibliothèque et la librairie, comment chacun ne trouverait-il pas les siens ?

 

Malheureux ! Vous ne voyez pas que l’orage gronde, que les forces centrifuges du commerce sont à l’oeuvre et que la même logique qui prévaut dans le commerce des boîtes de céréales ou des paquets de lessive pèse, depuis quelques années, sur le commerce du livre.

 

Vous êtes de votre temps. Vous achetez pas mal d’objets en ligne, et les livres ne font pas exception. Vous croyez naïvement que vous trouverez toujours des livres pour vous intéresser dans les 100 000, 500 000 ou 1 000 000 titres que se vantent d’offrir les grands sites de commerces en ligne, ou qu’il vous suffira de glisser dans votre panier de consommateur les couvertures des livres repérés sur les sites des libraires actuels, petits ou gros. Vous ne voyez pas vraiment des motifs d’inquiétude dans ce présent qui clignote de partout, à partir du moment où le consommateur est roi.

 

Prenez ce livre dont tout le monde parle en ce moment. Il a piqué votre curiosité. Vous l’avez fait savoir autour de vous. Et voilà que votre beau-frère, qui se rend parfois dans les grands temples de la consommation discount, est tout content de vous l’avoir trouvé à 12,95 $ entre deux piles vertigineuses de 12X16 rouleaux de papier hygiénique et de 24 X12 packs de jus de fruits.

 

Votre beau-frère est quelqu’un de bien. Il ne veut de mal à personne. Il a fait son droit. Il gagne correctement sa vie. Il veut juste vous faire plaisir et vous dénicher votre livre au meilleur prix. Il ne sait pas qu’un jour prochain, au train où vont les choses, il se verra, tout comme vous, forcé de s’intéresser, lui qui vit dans un pays libre, à un nombre de plus en plus restreint de livres, certes vendus à bas prix, mais avec un air de famille qui les rend presque interchangeables. Pourquoi ? Parce que dans des bureaux hyper-climatisés, une poignée de gestionnaires de stocks, en saisissant des valeurs et des formules dans des cellules de fichiers Excel, auront décidé des livres qui intéresseront les gens, donnant par là le feu vert à l’éditeur pour les publier, et qu’ils auront fixé les prix à leur convenance. Certains livres seront ainsi - sont déjà - des produits d’appel. Leur très bas prix réjouira le consommateur. Abusé, il ne verra pas que 80 % des titres proposés par ailleurs sur le même site seront vendus à prix fort.

 

Quant aux ouvrages plus exigeants, plus singuliers ou inclassables (en un mot : littéraires), qui n’auront jamais eu le bonheur de paraître, qui pourrait les regretter ? Regrette-t-on ce qu’on ne connaît pas ?

 

Soyons juste. Votre beau-frère entendra peut-être un jour parler, par l’amie de son ex-belle-soeur, de tel livre paru chez un petit éditeur, et il aura envie de se le procurer. À qui s’adresser ? Où est passée la librairie qui se trouvait juste là, au coin de la rue ? Qu’à cela ne tienne : voyons ça sur Internet. Il trouve enfin le livre : 54,95 $. Grimace du beau-frère.

 

La niche

 

En termes capitalistes, ce livre, qui pour le moment fait encore partie du lot habituel de la rentrée, sera devenu un produit de niche. Tel sera le sort du livre hors des best-sellers, si ce commerce est abandonné aux lois du marché. Nous sommes dans un pays libre, oui, et civilisé. Le bruit de la force centrifuge sera couvert - il l’est déjà - par des discours démagogues sur l’accès à la culture et au livre, dont le libre marché serait le garant. Foutaises.

 

Vous voilà inquiet. Prêt à monter aux barricades, peut-être. Ne nous trompons pas de cible. L’ennemi, ce n’est ni l’arrivée du numérique, ni les grandes surfaces, ni les géants de la vente en ligne. L’ennemi, c’est tout ce qui menace la diversité : celle des livres, des goûts, des auteurs, des univers, des éditeurs, des libraires, des critiques. C’est pourquoi le livre ne saurait être considéré comme un simple bien de consommation. Numérique ou non, ce commerce-là est aussi et d’abord culturel. L’État a le devoir d’intervenir, pour préserver la diversité d’un milieu dynamique, aux équilibres délicats. C’est précisément ce qu’il fait dans plusieurs sociétés.

 

Une mesure, déjà adoptée dans d’autres pays, s’impose, au Québec, pour préserver cette diversité. Il s’agit de réglementer le prix de vente des livres offerts en nouveautés pendant une période de six mois. Dans l’état actuel des choses, l’éditeur établit déjà le prix de vente des ouvrages qu’il publie, et cela en fonction du tirage, des coûts de fabrication et des attentes du public. Par conséquent, tous les livres ne sont pas offerts au même prix. Ce sera encore le cas avec la nouvelle mesure. Simplement, pendant six mois, vous ne trouverez pas le même livre à prix coupé ailleurs.

 

Six mois, c’est peu. Mais cela suffit pour donner un ballon d’oxygène aux acteurs plus fragiles et empêcher les plus gros d’imposer leur loi et de fixer, eux, les prix qui les arrangent. Vous n’y perdrez rien, au contraire : l’éventail des titres offerts sera maintenu puisqu’il se trouvera encore des éditeurs pour miser sur des ouvrages à ventes lentes ou moyennes et des libraires passionnés pour nous les proposer, à vous et à moi. Et tant mieux si les ventes de certains livres explosent. Nul ne s’en plaindra, car tous en profiteront.

 

Tels sont les enjeux de la Commission de la culture et de l’éducation qui se penche maintenant, à Québec, sur l’établissement d’un prix réglementé du livre. Ne bâillez pas d’ennui au simple énoncé de son nom. Ne tournez pas la page du journal quand un article rendra compte de ses travaux. Vous êtes concerné. Il en va de votre avenir de lecteur. Et si par malheur vous ne lisez pas ou peu de livres, de l’avenir, tout simplement, auquel vous êtes en droit d’aspirer.


Marie-Andrée Lamontagne - Écrivaine, journaliste, éditrice

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