Des Idées en revues - Ce que décroître veut dire

Critiquer la croissance, c’est, dans un premier temps, souligner les limites des solutions économiques à la crise écologique actuellement mises en avant au Québec, pour ensuite envisager les […] possibilités d’une transition écologique radicale - et donc exigeante […]. Une véritable transition implique une série de ruptures, non seulement avec le dogme de la croissance matérielle comme vecteur de progrès, mais plus largement avec le régime de propriété et le mode de consommation et de production qui caractérisent le capitalisme en tant que tel. Finalement, décroître veut aussi dire reconnaître l’existence d’autres types d’économies que cette économie capitaliste et les valoriser.
Or, pour plusieurs, inutile d’aller si loin ! Tant à gauche qu’à droite, on pense que les approches qui vont du « capitalisme vert » au « keynésianisme écologique » permettraient d’amorcer une transition vers un autre modèle de croissance en évitant l’effondrement écologique que prédisent plusieurs scientifiques.
La plus sérieuse de ces propositions, le keynésianisme écologique, mise sur des politiques publiques structurantes, en particulier une taxe sur le carbone et des dépenses publiques élevées. Le keynésianisme écologique est certes anti-néolibéral, ce qui lui donne un air de radicalité […]. Mais il ne va pas jusqu’à rompre avec le capitalisme. […] Par l’investissement public massif dans les technologies vertes et la reconversion écologique des infrastructures (industries, routes, parcs immobiliers), une telle approchepourrait sortir l’économie du piège « stagnation/austérité » […]. Au Québec, les projets d’électrification des transports et de sortie de notre dépendance au pétrole sont des exemples types de cette approche.
Si elle n’est pas nécessairement contre certains projets de modernisation écologique, l’approche de la décroissance considère néanmoins que le keynésianisme écologique ne peut que différer pour quelque temps (des décennies, des années) l’inévitable effondrement d’un système économique basé sur la croissance illimitée dans un monde biophysique limité. […]
Trois économies
L’économie qui doit décroître est celle qui prend la forme d’une économie monétaire de production […]. C’est celle que mesure le PIB […]. Or, ceux qui réfléchissent à la transition écologique font valoir que celle-ci n’est qu’une de nos trois « économies », au sens étymologique du terme oikos-nomos, qui renvoie aux modalités par lesquelles nous assurons la reproduction matérielle de notre société et produisons nos biens et services. Il faut donc aussi tenir compte de l’existence d’une économie vernaculaire et ordinaire (non monétaire) de production, propre à un cadre de production domestique ou communautaire, et de ce que nous pouvons nommer une économie naturelle, que représentent les écosystèmes avec lesquels nous coproduisons la structure métabolique de notre société. […]
Or, depuis quelques siècles la croissance de l’économie monétaire de production capitaliste se fait aux dépens de ces deux autres types d’économie […]. Décroître signifie donc renverser l’emprise de cette économie monétaire sur les deux autres autant qu’effectuer de profonds changements dans la base technologique de notre mode de production et nous défaire d’une norme de consommation fondée sur le gaspillage. Décroître, c’est accepter de consacrer plus de temps et de ressources sociales au développement des activités et institutions de l’économie vernaculaire, ce qui implique de revaloriser les activités de production de biens et services qui s’effectuent dans le cadre domestique et communautaire […]. Cela peut se traduire, par exemple, par une plus grande production et transformation agro-alimentaires sur le plan local, et par une plus grande part d’activités consacrées à l’entretien, la réparation et la réutilisation de biens durables et semi- durables […].
La transition, une révolution culturelle
Au Québec, il existe un consensus voulant que la transition écologique nécessite d’importants changements dans la base énergétique de notre économie. Le débat public est déjà entamé sur comment nous pouvons « sortir du pétrole » grâce à notre vaste potentiel hydroélectrique ainsi que par la mobilisation de nouvelles (et vieilles) sources énergétiques renouvelables telles que l’éolien, le solaire, la géothermie et la biomasse ligneuse (bois et résidus de bois). Mais la perspective de la décroissance est beaucoup plus exigeante ; elle exige que nous réduisions notre usage de l’énergie afin de soutenir la sortie du pétrole et du charbon chez nos voisins immédiats.
[…]
La même chose doit être dite de la base matérielle de notre vie quotidienne : l’habitat, les véhicules et la multitude de choses qui nous entourent. La décroissance implique de développer un mode de production et de circulation des biens basé sur le développement de circuits économiques courts […]. On peut, par exemple, facilement envisager la chose dans le secteur de la construction/rénovation de bâtiments résidentiels et commerciaux, où les matériaux pourraient mieux refléter les économies naturelles […]. Pensons à un meilleur usage du bois comme matériau de structure - en particulier les bois francs dans le sud du Québec - ainsi que des matériaux isolants de sources végétales.
[…] Cette transition signifie aussi et surtout la décroissance générale de notre dépendance à la production industrielle, parce qu’il nous faut réduire dans l’absolu notre consommation matérielle et éliminer toutes les formes de gaspillage qui sont actuellement des moteurs d’une croissance économique liant surproduction et surconsommation. […]
Ainsi, une transition faite dans une optique de décroissance provoquera un bouleversement fondamental de notre mode de vie. Une telle révolution est culturelle dans le sens profond du terme : elle implique, d’une part, la naissance d’une nouvelle culture et, d’autre part, une critique radicale des structures de notre quotidien, de nos valeurs et de nos aspirations, critique qui est passablement rebutante et peut même paraître régressive. La décroissance a beau se vouloir conviviale, elle commande une simplicité qui est loin d’être évidente - ni même volontaire ! Le choc culturel à venir sera aussi important que celui qu’a connu le Québec lorsqu’il devint une société industrielle et urbaine au XXe siècle.
[…] La limite principale [...] est qu’actuellement, les forces sociales anti-néolibérales, telles que les organisations syndicales les plus militantes, sont plutôt engagées dans une lutte contre l’austérité, contre la stagnation et donc pour un retour de la croissance… Une contradiction de plus dans ce que décroître veut dire au Québec.
Éric Pineault - Professeur au Département de sociologie de l’UQAM
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