La prison dans la culture - Les femmes artichauts d’Unité 9

Nous nous sommes attachés aux personnages d’Unité 9. Au fil des semaines, dans cette galerie de portraits, nous faisons la rencontre de Marie, Élise, Michèle, Jeanne, Suzanne, Laurence, Shandy, et que dire de l’aumônier ? Ici et ailleurs, très peu de téléséries se sont aventurées sur le terrain de la prison. Au Québec, Temps dur, une série créée par Jean-Marc Dalpé à l’automne 2002, a également connu un très grand succès. L’Australie a diffusé le légendaire Prisoner: Cell Block H, un téléroman à très grand succès entre 1979 et 1986 - 692 épisodes - se déroulant dans le fictif Centre de détention Wentworth pour femmes.
Quelle est la portée sociale d’Unité 9 ? Est-ce un possible levier pour mieux comprendre la réalité carcérale et les différentes couches de souffrance de ces femmes artichauts ? Qu’est-ce qui fait qu’Unité 9 est devenue la série coup de coeur de la saison (2 millions de spectateurs) ? Qui aurait prédit que les gens (public et critiques) auraient suivi avec tant d’intérêt et de passion cette série au moment même où le gouvernement fédéral imposait la loi C-10 et abolissait un nombre important de services aux détenus (dont les postes d’aumôniers) ?
La grande qualité de l’auteure Danielle Trottier et de son équipe est de nous avoir fait découvrir, en filigrane, des personnages extrêmement humains. Au début, on ne saura rien ou presque de leur crime. Les textes, les dialogues, les retours en arrière, la musique, les prises de vue et, surtout, l’immense talent des comédiennes et comédiens conjugué à un souci pour la recherche sont les clés du succès.
Cette télésérie nous amène dans l’univers des fouilles à nu, de l’impuissance, de la souffrance, de la misère humaine, quoi. Mais aussi de la beauté et de la résilience. Le tour de force, c’est de nous faire sentir l’enfermement dans tous ses états, malgré une prison avec une architecture qu’on dirait presque « agréable ». Dans un registre presque toujours juste, la petite unité devient un refuge où, souvent, la solidarité s’exprime (Élise accueille Marie à son arrivée à Lietteville ; les femmes y partagent des repas ; Marie revient du max ; Laurence est inquiète pour son bébé).
Dès le premier épisode, on retrace la trajectoire d’entrée de Marie Lamontagne dans le système pénal - du fourgon cellulaire au tribunal, jusqu’à, éventuellement, Lietteville. Au 2e épisode, à la suite d’une fouille à nu, Marie dira à Shandy : « Ça va arrêter quand, l’humiliation ? » Ça rappelle les « cérémonies de dégradation » du sociologue Garfinkel, en 1956 ; la fouille à nu que j’ai déjà relatée dans Écorchées : « “Ouvre la bouche, lève les bras, lève les pieds, ouvre les jambes, écarte les femmes.” Humiliation. Contrôle » (2006, p. 74).
La question de la maternité est également déclinée en trois tableaux peints à fines touches : 1. la grossesse (Laurence), 2. les mères incarcérées (Marie, Michèle et Suzanne) et les enjeux liés à la place des familles (Marie et Michèle). Une succession de scènes déchirantes évoque cette réalité : de Michèle au parloir ou à l’hôpital avec sa fille, en passant par Laurence, enceinte et menottée lors d’une visite à l’hôpital, jusqu’à Marie avec sa fille. Fiction ou réalité ? 70 % des femmes incarcérées sont mères.
De vraies vies
Malgré quelques invraisemblances, la série est fort crédible et utile comme outil pédagogique. Un rappel de quelques faits s’avère par ailleurs de mise. Unité 9 met en scène des unités de vie telles qu’elles existent à travers le pays, dont celle de Joliette, qui a ouvert ses portes en 1997 (Lietteville dans le monde de la fiction). Ce sont, par ailleurs, une minorité de femmes au Québec et au Canada qui bénéficient de telles unités de vie. Joliette a 102 places. En revanche, la majorité des femmes incarcérées au Québec et au Canada sont condamnées à des peines provinciales, donc de moins de 2 ans dans des prisons traditionnelles. La Maison Tanguay à Montréal est la seule prison réservée aux femmes ; 18 autres établissements pour hommes accueillent des femmes dans des secteurs séparés.
Derrière les théories, les statistiques, les grands titres sensationnalistes, il y a de vraies personnes, de vraies vies. Un fil conducteur traverse leur histoire - histoire à la fois individuelle et collective, les femmes en prison ont souvent un passé de « victimisation ». Finalement, est-ce qu’on aurait pu s’attacher autant aux personnages de Marie, Jeanne et Suzanne si on ne nous avait pas amenés à les voir sous l’angle de la « victimisation » ? Mais c’est quand même la réalité. En effet, on sait que 65 % à 85 % des femmes en prison ont été victimes (inceste, agression sexuelle, violence conjugale) à un moment ou l’autre dans leur vie.
Tour à tour tristes, bouleversantes, touchantes, dérangeantes, drôles, les vies de ces femmes débouchent sur leur maelström intérieur. Ces femmes pourraient être nos soeurs, nos mères, nos filles, nos amies, même nos grand-mères. Donc cette identification peut être très efficace et servir de levier pour provoquer un élan d’empathie.
Aux deux derniers épisodes, les femmes d’Unité 9 plongent. Shandy tente de se suicider. On s’inquiète pour Suzanne, qui tombe sous les griffes de Bouba, de la vulnérabilité de Michèle à son retour de liberté illégale et de la descente vertigineuse de Marie. Cette dernière scène évoquée par une musique lancinante, qui hante des personnages déambulant tout droit sortis de l’univers de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Marie bascule. Elle plonge, et son monde, avec elle. Avec nous. La partition de l’opéra Claude pourrait accompagner cette mise en abîme télévisuelle (cet opéra est tiré du court roman de Victor Hugo, présenté à l’Opéra de Lyon, véritable opéra-plaidoyer contre la prison et pour la dignité humaine produit en avril 2013).
Mais c’est juste de la télé.