L’après-crise étudiante selon Paul Ricoeur

Cette année marque le centenaire d’un philosophe regretté, Paul Ricoeur. Né à Valence, dans la vallée du Rhône, le 27 février 1913, il est mort en 2005 à l’âge de 92 ans. Il a laissé un nombre considérable d’écrits couvrant un nombre tout aussi considérable de disciplines. Fidèle à lui-même comme aux autres, il a réfléchi sur son siècle, cherchant à le comprendre à travers ses événements de pensée fondamentaux. Aujourd’hui, son oeuvre le situe parmi les grands noms de l’herméneutique philosophique, tels Heidegger et Gadamer.
Au printemps 1968, Ricoeur va se retrouver au coeur d’une crise étudiante devenue une crise sociale. Il est alors professeur au Département de philosophie de l’Université Paris X-Nanterre. Dans le cours du mois de mai, alors que la crise bat son plein, Ricoeur se range d’abord du côté des étudiants. Il voit dans les événements qui se succèdent rapidement l’indice d’une « révolution culturelle » qui affecte l’Occident, et plus généralement, les sociétés industrielles avancées. Mais le temps passe et les positions se radicalisent. En 1969, il est choisi comme doyen de l’Université, en vue de calmer le jeu et de reprendre le dialogue : il démissionne le 9 mars 1970 avec le sentiment d’avoir été manipulé par le ministre de l’Intérieur dans le cadre d’une intervention policière.
Durant son mandat, Ricoeur s’est trouvé pris entre les exigences du gouvernement, dans les deux sens, et l’agitation d’extrême gauche (on ira jusqu’à lui renverser une poubelle sur la tête !). Ce qu’il dénonce, du côté de ces derniers, c’est la « groupusculisation » qui fait que chaque groupe subit le chantage d’un autre plus extrême duquel il n’arrive pas à se démarquer, mais aussi une certaine nostalgie passéiste qui vise à « refaire mai ». Ricoeur fera de son passage à la tête de l’Université un constat d’échec, mais cet échec relatif n’est pas, pour nous, exempt de leçons.
Comme philosophe et enseignant, Ricoeur se préoccupait davantage de l’éthique de sa profession, de la relation pédagogique, de la liberté de pensée et du rôle de l’institution universitaire dans la société que de son financement. Néanmoins, il aurait été précieux de l’entendre sur les lendemains de la crise sociale au Québec et de l’actuel Sommet sur l’éducation, comme pour lui, « la conviction est la réplique à la crise ». Peut-être réitérerait-il sa croyance en une synthèse, comme il l’avait fait en juin 1968 dans son article pour la revue Esprit, intitulé Réforme et révolution dans l’Université : « Les uns, réformistes, seront tentés d’édifier des structures aussi rigides que les précédentes, destinées à capter l’énergie des révolutionnaires et à briser celle-ci là où elle résiste. Les révolutionnaires purs voudront récuser toute institution, où ils verront un piège et un essai de récupération, et dont ils empêcheront le fonctionnement régulier. Aux uns et aux autres, il faut dire ceci : nous sommes entrés dans un temps où il faut faire du réformisme et rester révolutionnaire. Tout l’art du législateur, dans les temps prochains, sera de mettre en place des institutions légères, révocables, réparables, ouvertes à un processus interne de révision et à un processus externe de contestation. »
Que la crise se résorbe en conviction et qu’elle trouve le chemin d’institutions nouvelles, c’est bien une des leçons que l’on pourrait retenir de cet homme qu’on commémore cette année. En ce qui nous concerne, peut-être est-il juste d’affirmer qu’il y a une part de réaction dans le compromis qui se profile ; mais peut-être représente-t-il aussi une étape nécessaire pour rebâtir le dialogue brisé et la confiance en des institutions discréditées. Une crise est une crise, après tout. L’idée d’un Sommet sur l’enseignement supérieur, regroupant les intervenants et les spécialistes sous la responsabilité du gouvernement élu, est sans doute une solution que n’aurait pas dédaignée un philosophe, mais le contexte vient nuire à l’idée d’une discussion plus large sur le rôle de l’enseignement supérieur dans notre société.
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Simon Couillard - Enseignant en philosophie, cégep de Drummondville