La réplique > Le malentendu

Cher Éric Duhaime,
Dubitatif quant à la lecture qu’en feraient les gens, je n’ai fait ni une ni deux et composé le numéro de ma mère ; elle examine studieusement mes comportements médiatiques et mes poses sur les photos qu’elle recueille dans de grands scrapbooks pour y déceler les symptômes incurables d’une prétention qui l’obsède depuis toujours. Mépriser son public étant une erreur de jeunesse assez répandue, elle s’est tout de suite insurgée, comme vous, contre cette dernière phrase. Nous en avons pourtant parlé et trente secondes plus tard, j’avais le feu vert maternel.
Quand j’ai lu votre lettre, j’ai tout de suite pensé à elle. À ma famille. Je me suis demandé ce qu’ils en avaient pensé, et ai songé, non sans douleur, qu’ils en approuveraient peut-être l’ensemble - la partie rationnelle. J’ai su aussi que vous raviriez mes détracteurs les plus romantiques, qui ont sans doute vu dans votre texte une sorte d’héroïsme pulvérisant mon ego. Vos abonnés sur Twitter, d’ailleurs, vous congratulent largement sur cette leçon de vie administrée avec dextérité, et dont l’écriture, je vous cite, fut pour vous une « véritable thérapie »…
Mais puisqu’il faut admettre qu’elle était destinée à plusieurs interprétations, j’aimerais partager avec vous le véritable sens de ma phrase et de « l’imbécillité » qu’elle évoque.
Le Québec intelligent
Bien sûr que je ne traite pas les Québécois d’imbéciles. Bien sûr que ce genre de sortie est un suicide public que je ne cautionnerais jamais. Bien sûr que je respecte l’opinion de ceux qui pensent différemment, et bien sûr que je respecte le libéralisme et ses partisans. Mais l’énoncé « Réélire ce gouvernement, n’est-ce pas confirmer notre imbécillité consentante ? » appelle à la stupidité d’un geste éventuel et non à celle d’une société, dans laquelle je m’inclus du reste à travers le déterminant « notre ».
Si je parle d’imbécillité, c’est que je crois le Québec intelligent. Je le crois capable de reconnaître l’incompétence d’un gouvernement, son évidente corruption - quoique cela ne lui soit pas exclusif, j’en conviens -, ses ravages écologiques et l’échec du système démocratique qu’il symbolise. En ce sens, le mépris que distille ma phrase de dix mots est dérisoire par rapport au mépris que le gouvernement présente à la nation depuis maintenant neuf ans, nous prenant, oui, pour des imbéciles, et heureux. C’est ce que j’ai tenté d’exprimer à travers mon texte, par lequel je me suis « égaré dans le monde politique », pour relever vos mots.
Artiste et rien d’autre ?
Aussi, écrivez-vous plus tard, « […] parce que je suis aussi ignare en matière de cinéma que tu peux l’être en matière de politique, je ne te rendrai pas la monnaie de ta pièce et ne m’improviserai pas critique de Laurence Anyways ». J’entends donc qu’à la lumière de mes interventions récentes, vous faites éclater au grand jour mon analphabétisme politique, et me reléguez dans ma cour d’artiste avec mes jouets de cinéma. Je respecte votre constat, mais m’interroge sur le monopole philosophique qu’il implique.
Dans la démocratie que vous me taxez de bafouer par mes propos, le commentaire politique n’est pas exclusif à l’intelligentsia du Journal de Québec, bien que personne, moi le premier, ne remette en question votre autorité intellectuelle ou votre expérience, qui vous prédisposent sans doute à davantage de crédibilité que moi.
Mais là où le talent est requis en art pour briller - supposément -, le seul critère de validité d’une opinion politique, surtout quand elle est sommaire comme celle que j’ai exprimée dans mon billet du Devoir, n’est selon moi qu’une tête sur les épaules, et dans laquelle est gravée la conviction que la démocratie appartient à tout le monde.
Pour en finir avec la culture
Par ailleurs, je dois vous remercier pour les quelques compliments dont vous avez gentiment entrelardé votre diatribe. Je ne sais s’ils étaient sincères ou relevaient d’une velléité de nuances, mais je vous en suis reconnaissant quoi qu’il en soit. Je m’étonne cependant que vous me félicitiez d’assumer ma déception par rapport au catalogue du Certain regard, un comportement promu comme hautain et tragique, et que vous trouviez mon « égocentrisme » et mon « ton décomplexé » des sortes de vices excentriques et plaisants.
Je suis flatté, mais vous trouve ici sujet à des conclusions plus psychologues que celle que vous avez tirée de mon slogan sur « l’imbécillité consentante ». S’agit-il d’un hasard ou d’une sensibilité sélective ? Allez savoir.
Mais pour conclure sur votre intitulé « CHER DU TICKET », où vous dites analyser des « politiques publiques » et « programmes gouvernementaux », vous calculez les subsides de SODEC et de Téléfilm Canada reçus pour la production de Laurence Anyways, et prétendez arriver « au chiffre de 400 $ par spectateur ». Je comprends mal cette dernière phrase. D’abord, l’équation qui vous conduit à ce calcul me paraît douteuse de par l’absence de sa mathématique, mais surtout par l’absurdité profonde de son résultat. Aussi, calculez-vous le montant par habitant ou par spectateur étant allé voir le film ?
Peu importe ; partons du principe que Laurence Anyways est un film financé à 100 % par le contribuable de toute façon. Voici - et je ne prétends pas être économiste, peut-être que je me fourvoie - mon analyse personnelle : le revenu disponible par habitant au Québec est, en date du 15 décembre 2011, de 26 642 $ selon l’Institut de la statistique du Québec. Or, tenant pour acquis que le taux d’imposition de Revenu Québec est de 16 % pour la tranche de salariés gagnant moins de 39 000 $ par année, et celui de l’Agence du revenu du Canada de 15 % pour une tranche salariale approximativement parente, nous obtenons un taux d’imposition de 31 %.
Des calculs assez élémentaires révèlent donc que cette tranche aurait envoyé entre 8000 $ et 11 000 $ à l’impôt. Les investissements fédéraux et provinciaux en culture sont respectivement de 0,43 % et 0,77 % dans les portefeuilles de l’année en cours, ce qui correspond à des sommes de 1,2 milliard de dollars et 564,6 millions de dollars, pour un total de 1,764 milliard de dollars.
Dans le cas le plus élevé d’imposition pour le Québécois moyen (11 000 $ envoyés à l’État), 132 $ auraient donc été redistribués à Patrimoine Canada (arts et industries culturelles, sports, etc.) et au ministère de la Culture et de la Condition féminine.
Or, le budget de Laurence Anyways est de 9,43 millions de dollars, et 4,8 millions de dollars ont été attribués, sur cette somme, par SODEC et Téléfilm. 4,8 millions représentent 0,27 % du portefeuille culturel fédéral et provincial combiné (1,764 milliard), et 0,27 % de 132 $ donne, à casquer pour mon 3e long-métrage, 35 sous par habitant…
Mauvais calcul ou désinformation ?
Vous arriviez à 400 $ par je ne sais quelle démarche, M. Duhaime (même la totalité de mon budget divisé par le nombre total de spectateurs (38 000 environ) ne donne encore que 250 $ par spectateur), tenant pour acquis que le succès d’un film ne se mesure qu’à son box-office interne immédiat, et non à sa carrière en DVD, sur les écrans français, américains, canadiens et sur ceux des 30 pays où il a été acheté, et sur lesquels nous percevrons des recettes qui seront bien entendu perçues à leur tour par l’État qui ne fait aucun don, mais bien des investissements dont il récupère, au prorata, les bénéfices.
Pour un journaliste qui analyse les politiques publiques et les programmes gouvernementaux, soit votre calculatrice délire, soit vous désinformez votre lectorat. Vous omettez de l’instruire de ces informations-clés et lui offrez en pâture des données imaginaires qu’il est indu de lui soumettre comme il est indu de mettre dans ma bouche des mots dénudés de contexte, travestis par une analyse démagogique qui stagne au rez-de-chaussée de l’intelligence, alors que des gens boiront vos paroles et écriront ensuite sur les réseaux sociaux que maintenant que je les traite d’imbéciles, ils veulent se faire rembourser leur 400 $.
Et le pire dans tout ça, nous le savons bien, c’est que 35 cents pour mon film ou 132 piastres pour la culture est encore trop d’argent pour ces contestataires, qui considèrent que l’art ne devrait pas être financé par l’État. L’idée de payer des artistes qui représentent souvent l’anticapitalisme, le nationalisme et la gauche-caviar leur est sans doute profondément insupportable.
Investir pour rayonner
Mais la réalité, peut-être en conviendrez-vous, c’est qu’en dehors de nos frontières, ce sont Félix Leclerc, Émile Nelligan, Robert Charlebois, Michel Tremblay, Serge Denoncourt, Robert Lepage, Denis Villeneuve, Philippe Falardeau, Denys Arcand, Réjean Ducharme, le Cirque du Soleil, Céline Dion, Coeur de pirate, Pierre Lapointe, Ariane Moffatt et Arcade Fire, pour ne nommer que ceux-là, qui font en sorte que le Québec est ce qu’il est, qu’on le visite, qu’on en parle et qu’il existe dans l’imaginaire mondial. Sans la culture, nous ferions piètre figure, et trop peu de gens réalisent que l’investissement est mineur au prix de la réputation qu’il engendre.
Alors oui, je me suis permis de poser une question qui semble avoir été mal interprétée, et qui a peut-être insulté des gens. « Ces temps difficiles malmènent nos consciences, et le monde file un mauvais coton », comme versifiait Miron. Et dans ces moments d’incertitude, des prises de bec lassantes font jaser comme sont dardés des mots provocateurs dont on s’offense instinctivement. Mais il faut aimer un peuple et son identité davantage qu’on les méprise, je pense, pour les critiquer dans l’unique intention de sensibiliser ses gens à leur pire destin. Je ne nous souhaite au fond que le meilleur pour la suite du monde.
Bien à vous.