Il n’y a pas lieu de fêter le «Tax Freedom Day»
Le 17 juin 2012, ce sera le « Tax Freedom Day » au Québec. C’est l’Institut Fraser qui le calcule, un riche think tank canadien. Ce « jour de liberté fiscale » serait le jour de l’année où les Québécois ont produit ce qui est nécessaire pour payer la totalité des taxes et des impôts. Les citoyens auraient enfin terminé de travailler pour l’État et pourraient commencer à travailler pour eux-mêmes.
Le concept de « Tax Freedom Day » remplit une fonction idéologique bien claire : il vise à occulter le rôle et l’utilité des impôts. Il repose sur trois erreurs qu’il convient de rectifier.
Une première erreur est l’idée qu’en payant des taxes et des impôts on travaille « pour l’État ». Car en cotisant aux services publics dont nous profitons tous, on travaille déjà pour nous.
L’argent des impôts ne disparaît pas une fois qu’il est perçu. Il ne sert pas à alimenter un grand feu de joie autour duquel danseraient les fonctionnaires du fisc. Les impôts servent à financer des services essentiels sans lesquels nous ne pourrions pas vivre : les écoles, les hôpitaux, les routes, les systèmes d’eau potable et d’électricité, les pompiers et la police, les éboueurs, les transports en commun, etc. La liste pourrait continuer. On ne peut pas passer une minute de notre journée sans utiliser un service public. Vous ne partez pas du restaurant sans payer. Pourquoi voudriez-vous utiliser ces services sans payer votre part ? Même les économistes néolibéraux reconnaissent (parfois du bout des lèvres) que l’État est nécessaire, ne serait-ce que pour le bon fonctionnement du marché. Si l’on paye nos impôts, c’est d’abord pour financer tous ces services.
La seconde erreur propagée par le « Tax Freedom Day » est de croire que les impôts pigent « dans nos poches » quelque chose qui est à nous, qu’on a mérité. C’est un mythe endurci, mais faux. Le revenu que l’on gagne sur le marché n’est en rien lié à notre mérite personnel ou à notre ardeur au travail.
D’abord, bien sûr, tous ne partent pas avec les mêmes chances dans la vie. Mais surtout, le marché ne sert pas du tout à répartir les revenus selon le mérite de chacun. Il sert à donner un prix aux produits selon la demande afin d’orienter la production. D’ailleurs, un travailleur peut très bien subir une diminution salariale en raison de la crise économique ou de la concurrence asiatique sans avoir mis moins d’ardeur à la tâche. Le célèbre économiste Friedrich Hayek reconnaît aussi que le marché ne récompense pas chacun selon son mérite, mais sert seulement à mettre en place les incitatifs correspondant à la demande. Le marché crée donc inévitablement de grandes inégalités qui ne représentent pas le travail ou le mérite de chacun, et qui sont injustes. Si l’on paye nos impôts, c’est aussi pour corriger ces injustices.
Enfin, le « Tax Freedom Day » repose sur une frustration très répandue : l’impôt serait injuste. Sur ce point, nous sommes d’accord, mais pas pour la raison que vous pensez.
On nous répète souvent que les riches payent trop d’impôt ou de taxes et que les pauvres n’en payent pas. C’est faux. Dans la plupart des systèmes fiscaux des pays occidentaux, la majorité de l’argent prélevé par l’État vient de taxes et de cotisations que tout le monde paie (comme les taxes à la consommation). Par ailleurs, les possibilités d’évitement (légal) de l’impôt sont toujours plus nombreuses pour les individus les plus riches, qui disposent en plus des conseils avisés (et coûteux) de fiscalistes. Du coup, dans l’ensemble, notre système fiscal n’est pas si progressif, mais en partie régressif : les riches cotisent proportionnellement moins que les gens de la classe moyenne.
La situation est comparable dans d’autres systèmes fiscaux. Aux États-Unis, certains milliardaires, dont Bill Gates ou Warren Buffet (qui trouvait absurde de payer moins d’impôt que sa secrétaire), se sont récemment prononcés pour une plus forte taxation des hauts revenus. C’est aussi la conclusion à laquelle arrive l’économiste Thomas Piketty à propos du système fiscal français. Pour lui, une simplification du système fiscal et une hausse des taux d’impôt pour les revenus bruts individuels supérieurs à 85 000 € (110 000 $) par année permettraient de réduire considérablement l’impôt pour tous ceux qui sont en dessous, c’est-à-dire pour plus de 90 % de la population. Si l’on veut améliorer la légitimité de l’impôt, il faut que chacun paye sa juste part.
Voilà pourquoi le concept de « Tax Freedom Day » est au mieux une erreur, au pire une tromperie. Les impôts servent à financer des services publics indispensables et à corriger les inégalités injustifiées créées par le marché. Bien sûr, il faut que chacun paye sa juste part. Saviez-vous que, selon les experts du Tax Justice Network, en Belgique, le « Tax Freedom Day » des individus les plus fortunés ne tombe pas à la mi-juin, comme tout le monde… mais le 2 janvier ?