De l’utilité évidente de l’archéologie

Le chantier de fouille de la maison Leber-Lemoyne du Musée de Lachine, ouvert au public dans le cadre du Mois de l’archéologie. L’archéologie retrace l’origine et le développement de traits marquants de l’aventure humaine.
Photo: Valérian Mazataud, Le Devoir Le chantier de fouille de la maison Leber-Lemoyne du Musée de Lachine, ouvert au public dans le cadre du Mois de l’archéologie. L’archéologie retrace l’origine et le développement de traits marquants de l’aventure humaine.

Elle se trouve même depuis peu sous le feu croisé de médias et d’élus qui s’en prennent à son utilité, à sa pertinence sociale, d’une manière aussi naïve que démagogique, voire dangereuse. La première attaque est survenue en octobre 2011 lorsque Rick Scott, gouverneur républicain de la Floride, déclara publiquement que son État n’avait pas besoin d’anthropologues et qu’il était discutable d’investir des fonds publics dans les programmes universitaires en anthropologie (discipline mère de l’archéologie en Amérique du Nord), considérant notamment le peu d’emplois disponibles dans ce domaine.

Vint ensuite la publication d’un article sur le site du Daily Beast (vitrine Internet du magazine Newsweek) présentant les 13 programmes d’enseignement universitaire « les plus inutiles ». L’archéologie et l’anthropologie ont été classées conjointement au 10e rang sur cette liste établie sur la base de critères purement comptables (taux de placement et salaire annuel moyen des diplômés), liste qui comprend également l’architecture, la philosophie, le journalisme, la musique, l’histoire…

 

Coupes chez Parcs Canada

Plus récemment, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a annoncé des coupes radicales dans les budgets de Parcs Canada, ce qui aura pour effet d’éliminer pratiquement tous les postes d’archéologues que compte cette agence dont le mandat, rappelons-le, est de protéger et de mettre en valeur le patrimoine naturel et culturel du Canada, ce qui inclut le patrimoine archéologique.

Le centre de service de Québec, ville du patrimoine mondial de l’UNESCO, sera particulièrement affecté puisque toutes les collections archéologiques qui s’y trouvent seront transférées dans la région d’Ottawa et qu’il ne s’y trouvera désormais plus qu’un seul des douze archéologues qui y travaillaient jusqu’alors, provoquant une perte d’expertise irremplaçable.

Cette décision a été l’objet de vives discussions parmi les 400 archéologues nord-américains réunis à Montréal en mai dernier à l’occasion d’un colloque conjoint de l’Association canadienne d’archéologie et de l’Association des archéologues du Québec. De même, plusieurs associations internationales d’archéologues se sont adressées directement au premier ministre, soulignant la qualité et l’importance du travail effectué par Parcs Canada dans le domaine de l’archéologie et lui enjoignant de revenir sur la décision de son gouvernement, décision qui contribue au démantèlement de ce qui constitue le principal outil permettant au gouvernement fédéral d’accomplir son devoir de protection du patrimoine archéologique canadien.

Je résisterai à la tentation de critiquer spécifiquement les déclarations mal informées du gouverneur Scott, la publication de l’article aussi risible que boiteux du Daily Beast et les coupes irresponsables du gouvernement Harper. Autant d’actions qui affirment, directement ou indirectement, l’inutilité de l’archéologie. C’est plutôt cette vision erronée, stéréotypée et idéologiquement biaisée que je tenterai de corriger, en montrant l’utilité et la pertinence de l’archéologie dans le monde d’aujourd’hui.

 

De l’utilité de l’archéologie

En tant que science, l’archéologie tente de reconstituer le passé humain sur la base de l’analyse des vestiges matériels retrouvés sur les sites archéologiques. Avec la paléoanthropologie, sa consoeur, l’archéologie est la seule discipline pouvant documenter la préhistoire, qui couvre plus de 99 % du passé de l’humanité. Elle permet aussi de documenter la période historique, en complémentarité avec une discipline connexe, l’histoire. Elle retrace ainsi l’origine et le développement de traits marquants de l’aventure humaine : les premiers outils, l’agriculture, la sédentarité, l’urbanisme, l’écriture, la poterie, la roue, la guerre, la religion, le commerce, l’art, le symbolisme, l’ethnicité, etc. On conviendra qu’il ne s’agit pas là d’une mince contribution : pourrait-on (voudrait-on ?) réellement se passer de telles connaissances ?

Tout comme l’histoire, l’archéologie peut servir à ne pas répéter les erreurs du passé, à retenir les leçons concernant les conflits armés anciens, les bouleversements écologiques causés par l’Homme, les épidémies, la chute des civilisations ou encore les adaptations aux changements climatiques au cours de l’histoire de l’humanité. L’archéologie trouve aussi son utilité dans le rétablissement de la vérité historique, dans l’amélioration des conditions socioéconomiques des minorités et dans la réconciliation des groupes ou des populations en conflit, que ce soit par la mise au jour de charniers résultant des guerres civiles, par la fouille de cimetières d’esclaves afro-américains, ou encore par l’apport de données utilisées dans le cadre de revendications territoriales par les populations autochtones.

L’archéologie permet aussi de comprendre le présent, le passé contemporain, qu’il s’agisse de l’archéologie de la Seconde Guerre mondiale, de l’archéologie des conflits syndicaux du début du xxe siècle, de l’archéologie des résistances en Amérique Latine, de l’archéologie des communes hippies des années 1960, de l’archéologie des groupes de musique pop-rock, de l’archéologie des usines abandonnées, de l’archéologie des migrants et des sans-abri, de l’archéologie de la consommation ou de l’archéologie de la culture matérielle occidentale contemporaine.

L’utilité de l’archéologie se manifeste également par le biais de connaissances qui intéressent d’autres disciplines scientifiques, par exemple à travers les analyses des os d’animaux et des restes paléobotaniques trouvés sur les sites archéologiques et qui permettent de retracer l’évolution morphologique et génétique de certaines espèces animales ou végétales, de connaître leurs distributions géographiques anciennes ou de comprendre les causes de la disparition des espèces, ce qui permet notamment d’élaborer de meilleures stratégies de gestion de la faune. De même, la psychologie évolutionniste aurait difficilement pu se développer sans les connaissances fournies par l’archéologie et la paléoanthropologie, tout comme l’histoire de l’art ne pourrait faire l’économie des plus anciennes formes d’art révélées par l’archéologie.

 

La valeur économique

À qui préfère les arguments économiques, je souligne que les sites archéologiques constituent des attraits touristiques d’importance majeure dans nombre d’endroits, du Mexique à la Chine et du Pérou au Cambodge, en passant par l’Italie, la Grèce ou l’Égypte. Ils procurent des emplois à des milliers de personnes et constituent d’importantes sources de revenus pour les communautés et les États, tout en étant source de fierté nationale.

C’est également vrai pour le Québec, avec des lieux tels que le Musée canadien des civilisations, Pointe-à-Callières, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, le Musée de la civilisation et Place-Royale à Québec, les Lieux historiques nationaux du Canada du Canal-de-Lachine, du Fort-Chambly ou des Forges-du-Saint-Maurice, parmi tant d’autres lieux qui racontent le passé, à nous-mêmes comme à nos touristes.

Dans la même veine, plusieurs firmes de recherche privées en archéologie préventive et des chercheurs indépendants sont établis en région, ce qui permet d’y maintenir une main-d’oeuvre jeune et qualifiée, freinant d’autant l’exode vers les grands centres. Cela permet également de former de jeunes autochtones au métier d’archéologue, en plus de les rapprocher de leur passé lointain que seule l’archéologie peut révéler (les sociétés amérindiennes n’ayant pas connu l’écriture avant l’arrivée des premiers Européens).

L’archéologie contribue donc au développement économique des régions, car l’archéologie se pratique là où les sites archéologiques se trouvent, c’est-à-dire partout sur le territoire québécois : on ne peut délocaliser un site archéologique !

En terminant, je m’en voudrais de ne pas mentionner l’archéologie comme source d’inspiration dans l’art, la littérature, le cinéma, la bande dessinée ou la télévision : pensez seulement à Indiana Jones ou aux Pierrafeux, aux albums de Tintin ou d’Astérix, ou encore à certains romans de Jean Auel, d’Agatha Christie ou de Tony Hillerman, pour ne nommer que les plus connus dans une liste interminable.

Bref, l’utilité scientifique et sociale de l’archéologie est immense, multiple, unique, précieuse, irremplaçable : on serait fou de s’en passer, ou de croire ceux qui affirment une telle chose.

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Christian Gates St-Pierre - Archéologue, chercheur invité à l’Université de Montréal, chercheur postdoctoral à l’Université Laval et chargé de projet chez Ethnoscop inc.

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