La recherche au Québec deux fois menacée


	Dans un laboratoire pharmaceutique montréalais
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir
Dans un laboratoire pharmaceutique montréalais

À la suite de la Révolution tranquille, le Québec a réussi à se hisser à la fine pointe de la recherche scientifique mondiale dans plusieurs domaines des sciences et des mathématiques. Mais au cours des dernières années, ces acquis ont été menacés par des remaniements à saveur utilitaire des politiques de financement de la recherche et par une révision du mode de financement de la formation universitaire, basée principalement sur une logique d’offre et de demande.

Avec le fort mouvement récent de contestation étudiante contre la hausse des droits de scolarité et certaines composantes inquiétantes du récent budget fédéral, des questions fondamentales sont de plus en plus souvent soulevées sur le rôle et la nature de la recherche scientifique dans nos universités. Il nous apparaît urgent d’en discuter certaines sur la place publique.


Le volet recherche


Rappelons d’abord que les observateurs de la recherche scientifique s’accordent depuis longtemps sur le fait qu’il est impossible de maintenir une forte contribution à une recherche appliquée et directement utilisable, sans l’appui d’une recherche scientifique fondamentale et plus théorique. Or, il n’y a presque seulement qu’à l’université que cette recherche théorique trouve sa place.


Les partisans d’une «économie du savoir» semblent trop souvent négliger cet aspect de la question, et donc oublier que leur idéal (sic) ne peut être rendu possible que dans le contexte d’une société qui est riche en culture scientifique. De plus, ils omettent aussi trop souvent de prendre en compte le fait que cette richesse de culture nécessite la mise en place d’un vaste réseau de chercheurs oeuvrant autant dans les domaines plus applicables de la science que dans ceux qui consistent à asseoir ses fondements théoriques. Bien entendu, c’est à l’université que revient la part du lion dans cette formation. Nous y reviendrons.


Cette nécessité de développer de solides bases théoriques est particulièrement perceptible lorsqu’on considère, par exemple, l’impact de recherches en mathématiques dans le développement de toute sorte de nouvelles technologies: téléphones cellulaires, GPS, imagerie médicale, cartes bancaires, finance, météo, recherche de gènes, compression d’images, etc. [...]


L’histoire nous enseigne aussi que la recherche scientifique ne doit pas être réduite à un utilitarisme immédiat, ne serait-ce que parce qu’on a constaté qu’il est impossible de prédire quels sont les développements théoriques les plus susceptibles de contribuer aux innovations technologiques.


Autrement dit, certains domaines de recherche théorique n’ont d’applications potentielles qu’à longue ou même très longue échéance. D’autres domaines théoriques n’ont pas d’applications directes perceptibles, mais leur développement mène à de nombreuses autres recherches qui, elles, ont des impacts pratiques perceptibles.


Domaines théoriques


Basées sur une logique simpliste de développement de l’économie du savoir, les réorientations récentes des politiques de financement de la recherche en science, autant au provincial qu’au fédéral, menacent directement la recherche dans des domaines plus théoriques. En particulier, au cours des dernières années, on a transféré la responsabilité des grands organismes de subvention vers des ministères à vocation économique.


Cela est venu renforcer la tendance voulant que les programmes d’appui à la recherche fondamentale théorique soient systématiquement hypothéqués en faveur de nouveaux programmes d’appui à une recherche ciblée et explicitement applicable. De plus, on a remanié plusieurs programmes de subvention existants pour mettre dorénavant l’accent sur des «projets» de recherche à court terme, par opposition au traditionnel soutien à des «programmes» de recherche à long terme.


Avec les critères de sélection maintenant en vigueur, il serait impossible, pour une hypothétique équipe constituée d’Einstein et de Poincaré, d’obtenir du soutien au programme de recherche en équipe du FQRNT pour un programme visant à développer la théorie de la relativité.

 

Le volet formation


D’autre part, ces politiques scientifiques à courte vue ont un écho sur le volet formation. Par exemple, les critères de sélection aux bourses d’excellences ont été remaniés pour y intégrer des mesures de pertinence immédiate et perceptible. On néglige alors facilement le fait qu’une formation scientifique de haut calibre doit être basée sur des fondements théoriques solides, même lorsqu’elle vise plus directement des applications.


Autrement, elle est susceptible de devenir rapidement dépassée, dans notre environnement technologique en rapide évolution. Le véritable sous-financement universitaire ne réside pas vraiment dans le manque de soutien à la formation, mais plutôt dans le fait qu’il manque de soutien à la recherche. En effet, la formule de financement des universités est principalement calculée en terme du nombre, du niveau, et du domaine d’études des étudiants. Cette formule ne considère presque pas l’importante portion du salaire des professeurs qui correspond à leur implication en recherche, si ce n’est de façon indirecte. En conséquence, pour pallier ce manque de soutien à la recherche, les universités se retrouvent (indirectement) obligées de «transférer des fonds» de la formation à la recherche, pour pouvoir remplir convenablement leur double mission de transfert et de développement de la connaissance. Demander aux étudiants de combler le «manque à gagner» devient alors indécent.


À la lumière de ces considérations, il apparaît donc que les partisans de l’économie du savoir devraient remettre en cause les politiques purement marchandes de financement de la recherche et de la formation. Cependant, ce sont des prémisses plus ambitieuses et plus enthousiasmantes, dont celle du projet de la «société du savoir», qui devraient nous guider ici. Dans cette perspective, on dépasse une approche strictement utilitariste pour s’ouvrir sur un idéal pour lequel le développement de la culture prend préséance, comme objectif de société, sur le strict développement de l’économie; cette dernière devenant un moyen plutôt qu’une fin. [...]


Gratuité scolaire


Dans une perspective de mise en place d’une société du savoir, la formation universitaire doit contribuer en premier lieu au développement de la société, plutôt que d’être perçue comme un mécanisme qui permet de favoriser le potentiel d’enrichissement financier individuel. C’est cette logique qui sous-tendrait, par exemple, une prise de position en faveur de la gratuité scolaire pour des études universitaires.


On pourrait ainsi mieux mettre l’accent sur la contribution sociale que sur l’intérêt individuel; et on permettrait à encore plus d’étudiants de choisir librement leurs domaines d’études, selon leur intérêt intellectuel, plutôt que de les encourager à choisir des domaines d’études selon un potentiel perceptible de la possibilité d’obtenir un travail payant. Pour les vocations scientifiques, encourager un libre choix des domaines d’études (sans contraintes de marché) est garant du développement d’une société riche culturellement. Par opposition, baser l’évolution du volet formation de notre système universitaire sur les lois du marché mène immanquablement à un appauvrissement de la culture scientifique fondamentale.


Que l’on soit partisan de l’économie du savoir ou de la société du savoir, il est donc important de reconnaître que la marchandisation du savoir menace le développement de la formation scientifique fondamentale. En effet, ne considérant que le bénéfice prévu à court terme, on crée des conditions qui mènent à réorienter les choix des jeunes vers une formation universitaire dans des secteurs plus appliqués; causant ainsi à moyen terme un appauvrissement important du bassin de ceux qui opteront pour une formation plus théorique. Cet appauvrissement est clairement indésirable culturellement, et même indésirable économiquement à plus long terme.

 

Péril en la demeure


La double réorientation récente des modes de financement de la recherche et de ceux de l’enseignement met donc en péril l’excellence en recherche scientifique au Québec, et ce à un moment clé de son évolution. En effet, nous en sommes maintenant à l’époque du renouvellement de la première génération de chercheurs de haut niveau au Québec.


Pour assurer que ce renouvellement se fasse pleinement, il est urgent de donner un coup de barre et de revenir à des politiques plus éclairées. Oui, il faut réinvestir dans nos universités (déjà excellentes par ailleurs), mais pas en hypothéquant leur développement en les amenant à se réorienter, par le mécanisme de l’offre et la demande, vers des domaines plus rentables à court terme. Ce réinvestissement doit être public pour assurer un équilibre sain entre recherche fondamentale, recherche théorique, et recherche pratique; un équilibre qui n’est pas soumis à des contraintes imposées par une entreprise privée de plus en plus appelée à subventionner les universités. Il faut aussi revoir les politiques de financement de la recherche au Québec, pour favoriser un développement plus équilibré entre le fondamental, le théorique, le pratique et l’utilitaire. Dernièrement, le balancier a trop penché du côté pratique et utilitaire.


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Ont signé ce texte des professeurs chercheurs reconnus dans divers domaines des sciences naturelles et des mathématiques: Ibrahim Assem, Nadia Aubin-Horth, Beatrix Beisner, François Bergeron, Joël Bêty, Robert Bradley, Srecko Brlek, Daniel Chapdelaine Steve Charette, Fiona Darbyshire, Jean-François Giroux, Jean-Marie De Koninck, Sylvie Hamel, Christophe Hohlweg, Mario Houde, Éric Lucas, Catherine Mounier, Nicolas Pilon, Denis Réal, Christophe Reutenauer, Martin-Hugues St-Laurent, Réjean Tremblay , François Vézina, Gesche Winkle.

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