Itinérance - De la détresse à l'accueil

La présence des itinérants nous ébranle, car ils nous rappellent, dans ce monde aseptisé et géré au quart de tour, notre propre humanité — sa part obscure, faillible.
Photo: - Le Devoir La présence des itinérants nous ébranle, car ils nous rappellent, dans ce monde aseptisé et géré au quart de tour, notre propre humanité — sa part obscure, faillible.

Nous les croisons dans la rue, ces êtres aux traits durcis, anxieux, aux mains sales et à l'haleine fétide. Nous pressons le pas, mal à l'aise devant tant de détresse humaine, ne sachant comment réagir devant cette misère si concrète, chez nous. Les itinérants nous déstabilisent, remettent en question nos attitudes et nos convictions, mettent à l'épreuve nos solidarités. Figures emblématiques de désaffiliation, de rupture avec le monde et la société, ils nous renvoient à l'effritement du lien social, à ce fossé si grand entre nous et «eux», à notre sentiment d'impuissance devant leur réalité, fruit de carences, de dépendances, de silences.

Alors qu'on croyait que le phénomène avait disparu avec l'avènement de la société de consommation, en 1960, l'itinérance croît, et son spectre s'élargit depuis les années 1980: aux hommes vieillissants s'ajoutent maintenant des Autochtones, des femmes, des jeunes, des immigrants, et ce, autant dans les grands centres urbains qu'ailleurs dans les différentes régions du Québec. Ils sont de plus en plus nombreux à être refoulés vers des zones de rupture sociale et à effectuer de nombreux allers-retours entre les hôtels miteux, les maisons de chambres, l'urgence des hôpitaux, les établissements psychiatriques, les prisons, les centres de désintoxication, les parcs et la rue elle-même. Certains dorment dans des refuges, d'autres papillonnent dans des piqueries et autres lieux insalubres. C'est ce phénomène de «transit» qui semble caractériser l'itinérance en 2011, rendant une partie du phénomène invisible.

Société productrice d'exclus


Certes, le clochard, le vagabond ont toujours existé. Des membres du clergé séculier, de congrégations religieuses et des laïcs sont longtemps venus en aide aux «désoeuvrés». Le mouvement communautaire a pris le relais, notamment à la suite du désengagement de l'État, qui s'en remet aujourd'hui de plus en plus au système judiciaire pour «gérer» les populations paupérisées. Cette précarisation est l'une des conséquences du néolibéralisme, dont l'écart croissant entre riches et pauvres est l'un des symptômes les plus perceptibles.

La croissance de l'itinérance est aussi révélatrice du fait que nos sociétés libérales capitalistes produisent de plus en plus d'exclus d'un système basé sur le culte de la performance. Étrange paradoxe: autant la fragilité et la vulnérabilité caractérisent de plus en plus la vie de nombreux êtres humains, autant celles-ci sont de moins en moins acceptées, dans nos sociétés axées sur la réussite, comme étant inhérentes à la condition humaine. Ce culte de la performance engendre l'effacement de l'humanité, son «oubli» pour reprendre les termes de Michel Simard dans ce dossier; il recouvre toute fragilité, toute faiblesse. «L'être social tout occupé à réussir, à se développer, à prendre soin de lui et à se prémunir contre les incertitudes et les dangers, a son humanité en oubli. Il n'a plus le temps pour l'accueil, c'est-à-dire le désintéressement. Il lui faut réussir, se développer, s'accomplir, etc.».

Or, ce souci, cette reconnaissance et cet accueil de la fragilité humaine sont les conditions pour que jaillissent la solidarité et la justice. L'accueil de l'autre permet de nous «déprendre» de nous-mêmes, de nous libérer du culte de la réussite personnelle et du succès individualisé. Il permet de sortir de soi pour se tourner vers l'autre et, en même temps, appelle au meilleur de soi. Cet accueil de la fragilité et de l'humanité est indispensable au relèvement et à la sortie de la rue d'un grand nombre d'itinérants. Leurs vies ont été jonchées d'abandons, de reniements, d'oublis, d'exclusions de toutes sortes, et c'est pourquoi ils ont tant besoin d'être accueillis, considérés.

Ce «monde-là»

Accueillir, c'est plus que «gérer» les lits d'un refuge, c'est soutenir, reconnaître, être solidaire. Soeur Nicole Fournier, de l'Accueil Bonneau, affirme ainsi qu'on ne peut baisser les bras en disant: «Il n'y a rien à faire avec ce monde-là.» Ce «monde-là», ce sont des humains qui ont soif de liens, de sens. Comme nous tous, ils cherchent, ils doutent, ils espèrent. Ils tentent des expériences pour reconquérir leur dignité et être reconnus comme membres à part entière du genre humain. Accueillir l'humanité de l'autre, c'est rétablir le lien de confiance avec la société et faire de la rencontre un lieu de la responsabilité et de la solidarité.

C'est au coeur des fractures — et des brisés — du monde que l'humanité se révèle. Là, dans cette zone de guerre contre la déshumanisation, il n'y a pas de résultats à atteindre, ni d'objectifs à poursuivre, ni de formulaires à remplir, ni de fonction sociale à occuper, ni de méfaits ou de risques à réduire. Il n'y a qu'une commune appartenance au monde, une humanité et une fragilité dans l'existence qui nous lient. La présence des itinérants nous ébranle, car ils nous rappellent, dans ce monde aseptisé et géré au quart de tour, notre propre humanité — sa part obscure, faillible. N'y a-t-il pas, chez ces êtres qui déambulent sous nos regards affairés, quelque chose qui nous ressemble? Et si la reconnaissance de leur humanité permettait d'accueillir davantage la nôtre?

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Amélie Descheneau-Guay - Secrétaire de rédaction à la revue Relations

Cet article fait partie du dossier «L'itinérance: de la détresse à l'accueil» publié dans le numéro de décembre de la revue Relations.

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