Que sont les rites devenus? - Du rituel collectif à celui de chacun
Bien des événements de la vie privée le prouvent, les décès de personnalités publiques le font voir au grand jour: nos rituels de passage sont à se réinventer. Tous les samedis et mercredis d'août, en reportages ou en page Idées, Le Devoir explore ce changement avec ceux qui l'étudient de près, tant dans ses généralités qu'associé à des moments précis de la vie. Aujourd'hui: la vie des rites.
L'été dernier, j'acceptai volontiers de me joindre à des amis qui séjournaient à Cap-à-l'aigle dans la région de Charlevoix. Au cours d'un repas, la discussion dériva sur l'attitude à adopter face aux rituels. «Pourquoi utiliser ce mot démodé?», se demandait-on. La plupart des convives pensaient que les rituels sont des habitudes fixées par les traditions religieuses. Je pris part avec entrain à la discussion pour défendre la place des rites dans la société contemporaine. Un juriste s'inquiéta de mon propos et ouvrit un dictionnaire pour trouver une définition rassurante. Il hésitait à adhérer à une conception de la ritualité qui déborde les définitions convenues.Nous étions alors attablés pour le repas du soir. Nos hôtes, qui ont un sens aigu de l'hospitalité, avaient préparé avec soin la table, les mets et le vin. On ne devait pas voir la salle du repas avant l'heure fixée afin de conserver la surprise d'une table montée avec finesse. Après le repos de fin d'après-midi, les invités s'étaient rassemblés devant le grand foyer du salon, dans la tenue appropriée, pour boire l'apéro. On ouvrit dans la gaîté les portes de la salle à manger. Le centre de table, composé différemment pour chaque occasion, devient un ornement qui suscite immédiatement l'enthousiasme. Une place fut assignée à chacun selon les conventions connues des repas en société. Les convenances étaient respectées, quoique, pour détendre l'atmosphère, avec une touche de simplicité. N'étions-nous pas satisfaits de consentir aux usages rituels pour participer à cet excellent repas?
Plus nombreux qu'on ne le croit
Des rituels accompagnent des événements ponctuels de la vie depuis la naissance jusqu'à la mort. Ce sont des rites de passage ou des rites de la première fois: baptême, première journée d'école, première expérience sexuelle, premier excès festif à l'adolescence, premier voyage, bal de graduation, mariage, retraite, décès, etc. C'est dire que les hommes ressentent la nécessité anthropologique de ritualiser des moments importants de la vie. Le succès et le mérite sont fortement ritualisés. La fête en l'honneur d'un lauréat est un témoignage de reconnaissance. D'autres rites, qui attirent largement l'attention, célèbrent la parution d'un nouveau journal, l'inauguration d'un nouveau bâtiment, la mise à l'eau d'un navire, le retour à la scène d'un artiste, la nouvelle programmation d'une chaîne de télévision.
Il y a aussi ces rituels d'interaction sociale qui facilitent les relations entre les individus. Ces rituels ont pour fonction de protéger l'image de soi, de se mettre en scène d'une manière aisée, mais aussi d'éviter de choquer autrui ou de le mettre dans l'embarras. Les conduites qui consistent notamment à faire bonne figure, à porter une tenue appropriée, à conserver une distance avec autrui, à ne pas perdre la face, sont des expressions ancestrales, même si chacun les met en scène à sa manière, avec son style personnel. Le masque symbolique de présentation de soi varie d'une culture à une autre et d'un individu à un autre, mais le besoin des rites d'interaction pour maintenir la distance sociale entre les individus semble être une position anthropologique essentielle à la vie en société.
Ils sont nombreux ces rituels qui permettent de transiter d'une personne à une autre sans créer de malaise. Ils transmettent des modèles de signalisation symbolique pour réguler les rencontres entre individus et entre groupes d'individus. Ce sont notamment les rites de présentation de soi ou d'autrui, les rites de salutation, d'hospitalité, d'accueil, de départ et de retour d'un séjour à l'étranger, d'échange de cadeaux, d'échange de souhaits, etc. Les diplomates et les hommes d'affaires connaissent bien ces rites indispensables lors d'échanges internationaux. Ces rituels fournissent des modèles de conduite. Il s'agit moins de contraintes puisque chacun ajoute sa touche créative. Ils sont inévitables du fait qu'ils offrent un code symbolique et proposent des manières d'être pour se sentir à l'aise dans les rôles sociaux.
D'autres rites, très nombreux, concernent les états d'âme. Une personne sent quelquefois le besoin de se retrouver seule pour méditer sur sa vie, de se promener dans le cimetière où fut enterré un être cher ou une personne que l'on estime, ou de partir en voyage d'aventure pour affronter de nouvelles limites. Ces rites personnels sont devenus très importants depuis que les églises ont été désertées.
Les rites à soi
En plus de tous ces rites qui sont de véritables actions symboliques, il existe bien sûr une grande variété d'objets et de moments rituels auxquels nombre d'individus accordent une portée symbolique. Ce pourra être une chanson familiale, un livre de chevet, un vêtement, un bijou, une balade en forêt, un dîner au restaurant, etc. Des objets reçoivent l'attribut du rituel parce qu'ils représentent une valeur qui déborde leur utilité première. Le vin bu tous les jours n'a pas forcément une valeur rituelle. Mais le vin qui marque un événement hautement significatif pour des individus devient vin rituel. C'est qu'il évoque alors des symboles partagés qui remplissent de sens l'événement.
Les symboles ont cette particularité d'évoquer du mystère, de la magie, de l'enchantement. Ils expriment en images ce qu'on ne saurait dire avec les mots les mieux choisis. Ce qui confère un sens rituel à des objets ou des moments de la vie est le fait qu'ils sont détournés de leur fonction première. Ils acquièrent alors une valeur symbolique. La fonction première d'une chandelle est d'éclairer. Lors d'une célébration eucharistique, la chandelle devient un objet rituel qui symbolise la naissance, le salut ou la vie éternelle. Elle peut s'avérer d'une grande richesse symbolique selon les cultures et les hommes qui l'utilisent. Un souper aux chandelles, selon l'expression populaire, évoque des retrouvailles amoureuses, un moment d'intimité lors duquel s'expriment des désirs secrets. Les bougies sur un gâteau d'anniversaire, qui seront soufflées en faisant un souhait, représentent le nombre des années et l'espérance en des jours encore heureux.
Ce qu'il y a de plus humain
Nul n'a l'obligation de souligner l'anniversaire de naissance d'un ami. La participation à un rite d'anniversaire est un mouvement personnel entretenu par des incitations collectives. En fait, il est une pratique de mémoire. Il actualise, par sa mise en scène, des symboles qui expriment les dimensions les plus profondes de la condition humaine. Mary Douglas a déjà constaté la présence quasi inévitable du rituel: «Animal social, l'homme est un animal rituel. Supprimez une certaine forme de rite et il réapparaît sous une autre forme, avec d'autant plus de vigueur que l'interaction sociale est intense. Sans lettres de condoléances ou de félicitations, sans cartes postales occasionnelles, l'amitié d'un ami éloigné n'a pas de réalité sociale. Il n'y a pas d'amitié sans rites d'amitié. Les rites sociaux créent une réalité qui sans eux ne serait rien. On peut dire sans exagération que le rite est plus important pour la société que les mots pour la pensée. Car on peut toujours savoir quelque chose et ne trouver qu'après les mots pour exprimer ce qu'on sait. Mais il n'y a pas de rapports sociaux sans actes symboliques.»
Le rite, en fait, ouvre une dimension symbolique qui éduque et façonne la sensibilité. Il opère, dans sa réalité la plus profonde, avec des symboles qui donnent à vivre du sens, ce qui est encore la meilleure définition qu'on puisse donner du rituel. Ces symboles expriment les dimensions les plus profondes de la condition humaine. Cependant, la manière dont est vécu un rituel demeure intimement liée à des motivations propres à chaque
individu.
On me demande régulièrement de distinguer ce qui est rituel de ce qui ne l'est pas. Ce qui est rituel dépend tout simplement du regard que l'on porte sur un objet, une activité, un espace, un laps de temps, un texte ou une oeuvre d'art. Une eau est rituelle dans un bénitier pour le fidèle, alors qu'elle n'est qu'un liquide ordinaire pour les autres. Une salle anodine peut devenir rituelle parce qu'on y célèbre un anniversaire de mariage ou une messe, mais en d'autres temps, elle n'est qu'une salle ordinaire. Il en va ainsi de tous les objets. Le terme de «rituel» est un attribut qui sert à qualifier des réalités ou des événements qui sont perçus comme tels.
Si nous devions répéter les rituels de la même façon, sans en modifier les formes, les étapes et le décorum, il perdrait alors de sa capacité d'évoquer des symboles qui ont un sens pour nous. En fait, quand un rituel devient réflexe, habitude et routine, il perd sa puissance d'évocation, d'enchantement, de symbolisation. Pour être franchement efficace, le rituel doit donner à vivre du sens qui transcende l'acte lui-même. On ne force pas le rituel, on le pratique tout simplement. Le rituel est du sens en acte. Il donne à vivre ce qu'il met en scène. C'est là le secret du rituel, qu'il soit religieux ou non.
Les rites sont liés à des moments de vie qui rappellent aux hommes leur jardin intérieur, leur identité et leurs conduites vis-à-vis des forces qui les débordent. C'est pourquoi ils sont souvent teintés de mystère. Le rite se répète au besoin et trouve son efficacité dans une logique symbolique fondée sur ce qu'elle rapporte en matière existentielle: apaisement, protection, participation, libération, remémoration, guérison, autorisation, passage... Ces différentes modalités du rituel montrent leur grande richesse. De plus, la fréquentation des rituels rend sensible à ce qui échappe à l'être humain, à ce qu'il ne peut entièrement maîtriser ni contrôler lui-même.
À bien des égards, l'enjeu profond du rituel est bien la continuité de la vie qui doit se perpétuer malgré tout — malgré la mort, la maladie, le malheur, l'injustice et l'impuissance.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.