Marthe Turgeon 1944-2011 - Reine dans la vie comme à la scène

Sa voix rauque, sa diction remarquable et sa grande intelligence des rôles rendaient Marthe Turgeon inoubliable. On la voit ici en 1987.
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir Sa voix rauque, sa diction remarquable et sa grande intelligence des rôles rendaient Marthe Turgeon inoubliable. On la voit ici en 1987.

Le jeune homme venait de mourir. J'avais 24 ans. J'ai connu Marthe comme ça. Le jour de la mort de mon amoureux. On avait eu le même toutes les deux. Pour se consoler de la perte de l'être cher, on avait convenu de se revoir une fois par année dans un resto pour célébrer sa mémoire. Puis on a travaillé ensemble avec Danièle Panneton sur Le Marin de Fernando Pessoa, la première production de ma compagnie Singulier Pluriel.

Elle vient de succomber à un cancer. On a eu peu de reines au Québec, une vraie je veux dire. Paule Baillargeon m'avait dit: «Marthe, devant une caméra, c'est génial; elle sait exactement ce qu'il faut faire.» C'était une grande. Une comédienne à talons hauts, littéralement; je me demande si elle ne les exigeait pas dans ses contrats, les talons aiguilles.

Sa voix rauque, sa diction remarquable et sa grande intelligence des rôles la rendaient inoubliable. Elle venait originellement d'Armagh, MRC de Bellechasse. Adolescente, elle devait se cacher des religieuses pour voir tous les films de Marilyn Monroe et des autres grandes stars qu'elle admirait. Elle les a étudiées à la loupe: leur maintien, leur regard, leur intériorité n'avaient pas de secrets pour elle.

Une voix à la Jeanne Moreau

Le mystère qui se dégageait de sa présence était unique. Elle avait un journal de travail. Et quand les metteurs en scène commencèrent à l'oublier, elle persistait et écrivait quotidiennement ce journal de travail d'actrice qui contenait ses pensées, ses recherches sur le jeu d'acteurs, la vie, ses projets de films, ses notes sur les spectacles, les livres et films qu'elle dévorait.

Elle m'a dit un jour: «Ils ne se rendent pas compte que ce sont des gens comme moi qui la façonnent cette ville, on est de l'histoire ambulante.» Elle avait appris à faire du cinéma à New York. Elle était allée seule à Rome et à Venise il y a quelques années pour retrouver les lieux des reines qu'elle avait jouées. Elle en revint transformée. Elle parcourait à vélo les rues et ruelles de Montréal et après elle fumait une sèche en s'en foutant, fallait bien vivre, disait-elle avec cette voix profonde à la Jeanne Moreau.

Elle a remporté plusieurs bourses de création. Elle avait reçu de nombreuses distinctions, notamment le Prix de la critique comme meilleure actrice pour son rôle de Phèdre dans Autour de Phèdre de Jean-Pierre Ronfard. On ne peut oublier son rôle de Médéa dans Rivage à l'abandon de Gilles Maheu et Carbone 14 (1989-1990), ni celui de la mère qu'elle a joué en anglais et en français dans la pièce Le Chien de Jean Marc Dalpé (1989).

En 2004, elle a participé à un atelier d'écriture au Centre d'écriture scénique de Montréal. Elle a également oeuvré à titre de professeure pendant plusieurs années. Marthe Turgeon a joué dans plus d'une centaine de premiers rôles depuis 1972: TNM, N.C.T., Théâtre d'Aujourd'hui, Espace Libre, Centre Saidye-Bronfman, théâtre Jean-Duceppe, Winnipeg Theatre, Théâtre français de Toronto, Théâtre du Nouvel-Ontario, à Limoges en France, ainsi que dans plusieurs autres lieux de création et de diffusion.

On a également pu la voir dans de nombreux rôles dans des séries télévisées et au cinéma (Si la tendance se maintient, Haute Surveillance, Vice caché, Omerta III, Peepshow, L'Homme de rêve, Cruising Bar I, etc.) Elle laisse dans le deuil son fils Gregory. Comment dire adieu à tant de talent! Elle était une reine dans la vie et à la scène. Une reine du plaisir, celui de vivre, d'approfondir sa quête artistique comme ses rôles jusqu'à plus soif. Les grandes actrices de théâtre s'effacent vite. Je ne t'oublierai pas. Hasta luego, belle Marthe!

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Julie Vincent - Comédienne

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