Ressusciter la médecine générale

Le président de la Fédération des médecins spécialistes, le docteur Gaétan Barrette, a dit récemment qu'il y avait assez d'omnipraticiens au Québec pour que chaque citoyen ait accès à un médecin de famille. Si on regarde les chiffres bruts, il semblerait qu'il ait raison. Mais, en réalité, il a tort.
Je suis peinée que le président de ma fédération ait avancé une analyse aussi superficielle, provoquant ainsi un semblant de chicane dont ni les médecins ni la population n'ont besoin. La sortie du docteur Barrette et les réactions à celle-ci m'ont toutefois incitée à me poser la question: comment sommes-nous arrivés à une réelle pénurie d'omnipraticiens, de ces médecins qui prennent en charge les patients pour des examens périodiques et pour le suivi de maladies chroniques?Un peu d'historique
J'ai reçu mon permis de pratique en 1973. Mes compagnons de classe, majoritairement des hommes, qui se dirigeaient vers la médecine générale, ouvraient leurs cabinets, seuls ou à plusieurs. La tradition voulait que le médecin soit aussi un peu entrepreneur. Le cabinet était généralement équipé de façon modeste et l'épouse travaillait souvent comme secrétaire. La pratique ne coûtait pas cher à exploiter. Le médecin était la plupart du temps le seul à apporter de l'argent à la maison.
Sa pratique était variée: l'obstétrique, le suivi des bébés, les soins aux personnes de tout âge. Les patients étaient fréquemment peu informés et les décisions du médecin étaient jugées incontestables. L'ensemble des produits pharmaceutiques pouvait être soulevé d'une seule main. La prévention en était à ses balbutiements. L'expression «qualité de vie» n'avait pas encore été inventée. C'était aussi avant que le gouvernement de Lucien Bouchard ne mette à la retraite environ 1500 médecins au milieu des années 90...
En près de 40 ans, la pratique médicale a connu des bouleversements majeurs. Elle est devenue plus complexe: des centaines de médicaments et des dizaines de procédures se sont ajoutés. Les patients sont plus informés et plus exigeants. Les spécialités médicales se sont de plus en plus fragmentées. À leur tour, les omnipraticiens se sont souvent spécialisés. Certains s'occupent de toxicomanes, d'autres font de l'obstétrique, d'autres encore travaillent comme urgentologues ou se consacrent aux soins prolongés, aux soins palliatifs ou aux soins esthétiques. Le nombre de généralistes qui prennent en charge des personnes pour des années, en veillant à tous les aspects de la santé de ceux-ci, diminue.
Féminisation
Par ailleurs, la profession s'est féminisée. Les filles, du moins celles qui choisissent la médecine, et je m'y inclus, sont moins portées à l'entrepreneuriat nécessaire pour ouvrir et gérer un cabinet. Peu de gens se rendent compte que tout ce qui se trouve dans le bureau du médecin, du trombone à la secrétaire en passant par le matériel médical, est financé par le médecin à même ses revenus. En plus, les études de médecine ne préparent pas du tout à la gestion du personnel. Beaucoup de jeunes médecins en concluent: le cabinet, cela coûte cher et c'est un paquet de troubles. Mieux vaut pratiquer à l'hôpital.
La féminisation de la pratique a amené d'autres changements qui contribuent à la pénurie de médecins. Ne vous fâchez pas: je ne veux pas faire diminuer le nombre de filles en médecine, mais seulement analyser les causes de la pénurie d'omnipraticiens. Les femmes prennent souvent plus de temps pour évaluer un patient, ce qui est bien, mais elles voient moins de patients dans une journée. Les femmes médecins ont un conjoint qui travaille. Elles ne subissent donc pas la pression pour «produire» plus, voir plus de patients. De manière similaire, les hommes médecins ont pour la plupart une conjointe qui travaille et la contrainte pour gagner plus d'argent se trouve réduite. Finalement, les jeunes des deux sexes aspirent à un équilibre personnel, professionnel et familial, ce qui est sain, mais conduit à une diminution des heures dédiées aux soins.
Comment sortir de la pénurie ?
D'abord, il ne faudrait pas s'attendre à ce que les nouveaux médecins mettent sur pied des cabinets à l'ancienne. Il serait pertinent de leur faciliter l'installation dans les CLSC et dans les cliniques affiliées aux hôpitaux. Il serait normal d'exiger une contribution financière de la part des médecins pour le fonctionnement de ces cliniques affiliées. Les médecins, débarrassés de la gestion du personnel et du matériel du cabinet privé, auraient plus de temps à consacrer aux patients.
Le suivi des patients devrait faire partie des «activités médicales particulières» déjà imposées aux médecins ayant moins de 20 ans de pratique. Par le passé, la pratique aux urgences a été valorisée pour éviter les débordements. Toutefois, en agissant en amont, en prévenant les problèmes qui finalement amènent les malades aux urgences, les engorgements y seraient sans doute moindres.
L'informatisation du réseau devrait devenir une priorité. Que d'heures perdues à tenter d'obtenir le dossier pharmacologique, les résultats des examens de laboratoire et de radiologie! Que de gaspillage d'argent et de temps en tests répétés parce que ceux-ci sont impossibles ou trop difficiles à obtenir! Que d'erreurs de prescription de médicaments à la suite de la méconnaissance des médicaments du patient! C'est un véritable scandale que, après les quelque 320 millions dépensés par le ministère de la Santé, nous ne voyions toujours rien de concret sur le terrain.
Volonté nécessaire
Le mode de rémunération du suivi devra subir une refonte afin d'y introduire des éléments de «capitation» pour rémunérer le médecin qui s'occupe d'une cohorte déterminée de personnes, sans égard au nombre de rencontres et d'interventions auprès de chaque individu. À peu près tout le monde s'entend pour dire que les honoraires à l'acte sont mal adaptés à la prévention et au suivi des patients avec des maladies chroniques au traitement complexe.
Pour rendre la «capitation» plus performante et plus attrayante, il conviendrait d'adjoindre des infirmières aux médecins pour que ceux-ci puissent se consacrer aux aspects qu'eux seuls peuvent assumer. En quoi le médecin est-il nécessaire pour administrer des vaccins, prendre la tension artérielle ou faire un test Pap?
Bien entendu, ce ne sont que quelques éléments de solution pour donner un omnipraticien à tous dans un avenir prévisible. Mes collègues généralistes pourraient sans doute en rajouter. Pour avancer, toutefois, il faudra une bonne dose de volonté, aussi bien gouvernementale que syndicale.