Éducation - Le rouleau compresseur des «compétences»
La crise économique, historique et culturelle qui traverse nos sociétés, sous des formes et des modes différents, structure un paysage de menace autour de l'institution scolaire et des pratiques éducatives. Une subjectivité et un ensemble de politiques de l'immédiat disciplinent et formatent le champ pédagogique actuel. La pédagogie qu'on nous impose se veut un exercice de développement d'armes pour la vie et le sens de l'humain à éduquer tend à devenir celui d'un homme sans qualités sur lequel l'éducateur est convié à coller des «compétences-clés» pour une réussite dans la vie essentiellement définie par le critère de l'employabilité. Dans cette «nouvelle» école, on n'enseigne plus à l'être humain pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il vaut. La connaissance n'a de valeur que si elle répond aux besoins du marché, si on peut lui accorder une valeur marchande.
En provenance essentiellement du monde de l'entreprise et relayée par une volonté technocratique d'optimiser l'efficacité des systèmes éducatifs, la démarche par compétences dans l'éducation s'introduit dans tous les pays et vole un temps précieux à celui d'enseigner et d'éduquer.Se présentant tantôt sous la forme de programmes ou pédagogies par compétences, tantôt sous de nouvelles formes d'évaluation très standardisées (quand ce n'est pas sous les trois), elle impose une logique essentiellement évaluatrice et normalisatrice du comportement, tendant à rabattre le sens de l'efficacité scolaire sur l'efficacité économique et à discréditer les connaissances. [...]
Passeport pour la survie
Nos enfants ne marchent pas tous sur le même chemin. Leurs qualités, affinités électives et ancrages socioculturels conditionnent l'état de ce chemin. Mais cela ne justifie pas que nous les appréhendions essentiellement sous la forme du manque, comme le veulent les adeptes du modèle éducatif fondé sur les compétences. Lorsque nos institutions déterminent par exemple, à travers un «socle» de compétences, «ce que nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé» (Socle de connaissances et de compétences français, adopté par décret en 2006), que font-elles sinon entériner la fracture sociale et rendre les futurs exclus (et leurs enseignants) responsables d'une exclusion dont les racines sont ailleurs? Comment pouvons-nous instruire et éduquer sous une telle menace?
Les compétences-clés deviendront pour nos élèves un malheureux passeport pour la survie, nous invitant à faire un tout autre métier: construire artificiellement des comportements efficaces professionnellement et utilisables économiquement. En la matière, l'expérience québécoise est éloquente. La réforme fondée sur les compétences, imposée depuis maintenant plus de dix ans, a produit des ravages tels qu'aujourd'hui ce sont les fondements mêmes de l'école publique qui sont ébranlés.
Efficacité à courte vue
Éduquer, nous en sommes convaincus, est autre chose. Non que nous soyons agrippés aux formes académiques du passé: l'école doit répondre aux enjeux de son temps. L'un de nos défis est très certainement de parvenir à transmettre des connaissances et des savoir-faire qui «servent» aux élèves, non au sens d'une pure et simple efficacité économique et individuelle, mais d'une efficacité multiple, du sens donné au passé et au monde, de l'engagement dans la construction de l'avenir de la société...
Mais ce défi, aucune politique décidée dans l'abstrait, encore moins depuis des standards économiques et d'efficacité à courte vue, ne pourra le relever. Nous revendiquons l'expertise quant à la nécessaire invention, quotidienne et soutenue, de notre métier, l'enseignement. [...]
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Ont signé ce texte: Normand Baillargeon (Québec), Gérald Boutin (Québec), Michel Bougard (Belgique), Fanny Capel (France), Robert Comeau (Québec), Kaddour Chouicha (Algérie), Huguette Cordelier (France), Charles Courtois (Québec), Liliana Degiorgis (République dominicaine), Angélique del Rey (France), Joseph Facal (Québec), Luis Javier Garcés (Argentine), Willi Hajek (Allemagne), Nico Hirtt (Belgique), Ken Jones (Angleterre), Sylvain Mallette (Québec), Estela Miranda (Argentine), Rosa Nunez (Portugal), François Robert (France), Juan Ruiz (Argentine), Pierre Saint-Germain (Québec).