Derrière chaque naissance, une promesse

En ces temps difficiles qui sont les nôtres — temps où les problèmes urgents qui se posent au monde entier semblent être d'abord de nature économique, écologique ou sécuritaire — une lourde suspicion pèse sur la valeur qu'il convient d'accorder à chaque naissance humaine. Cette suspicion est répandue à un tel point que presque plus personne ne s'en offusque.
Trouvant là une formule d'une exquise justesse, Jean-Paul Sartre a écrit: «L'homme est une passion inutile.» Sartre était athée et le déploiement de sa pensée humaniste n'a pas toujours évité les dérapages. Cependant, il n'en demeure pas moins que cette formule est riche d'enseignements permettant d'entrevoir les bases philosophiques sans lesquelles la pensée humaniste n'a aucune chance de survivre aux menaces qui pèsent sur elle à l'heure actuelle.
Esprit humain
En son coeur même, la culture occidentale porte un conflit irrésolu, et d'ailleurs sans résolution possible, entre la connaissance ou la vérité issue de la Raison et la connaissance ou la vérité issue de la Révélation — Révélation provenant dans un premier temps des grandes traditions chrétiennes et se sécularisant ensuite pour une large part en lois civiles et préceptes moraux. Or, fascinés par l'efficacité instrumentale de la méthode scientifique et de ses applications pratiques, les modernes que nous sommes n'ont pas hésité à promulguer la suprématie de la connaissance rationnelle sur toutes autres formes de connaissances.
S'il va de soi que cette promotion est une victoire incontestable des lumières naturelles de l'esprit humain sur des superstitions arriérées et déshumanisantes, cela ne règle en rien le problème éthique de la justification de toute vie humaine prise individuellement et du devoir d'assistance qui en découle pour la communauté dans laquelle cette vie se manifeste.
Raison dépassée
Constatant l'incapacité du discours rationnel à justifier la valeur inaliénable de chacune des vies humaines prises dans leur singularité, le pédagogue français Philippe Meirieu affirme que «l'appel à la paix est plus ancien, plus fondateur que l'appel à la vérité rationnelle» (L'Envers du tableau, ESF éditeur, 1993). On comprend ici que cet «appel à la paix» est en quelque sorte une version sécularisée de l'injonction biblique provenant de l'Ancien Testament: «Tu ne tueras point.» Ou mieux encore, de cet autre commandement, issu également de l'Ancienne Alliance: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», que Jésus, dans le Nouveau Testament, élèvera au niveau du plus important des commandements. Étant entendu, et il s'agit là d'une interprétation constante de la tradition chrétienne, que la seule manière valable de rendre concrètement hommage à Dieu, c'est d'honorer son prochain en se préoccupant de ses besoins primordiaux.
Que l'on soit croyant ou non, il faut bien admettre que la question de la valeur intrinsèque de chaque vie humaine se pose à chacun d'entre nous. Et, d'un même souffle, il faut reconnaître qu'aucune déduction rationnelle ne peut venir à notre secours. Dans le secret de notre conscience, devant le mystère de la Nativité, la raison n'a pas à abdiquer, mais elle ne peut que constater qu'elle est submergée par quelque chose qui la dépasse. Non pas quelque chose qui la contredit, mais plutôt quelque chose qui l'englobe et qui rend son existence possible et nécessaire mais insuffisante.
Car la raison rationnelle ne saurait plaider en faveur de la positivité absolue de la venue au monde d'un énième nouveau-né. Toutefois, de nombreuses traditions religieuses, y compris la tradition chrétienne, nous invitent à considérer la vie comme un don sacré d'une valeur inestimable. Leur invitation mérite d'être entendue. Il nous faut retrouver l'humilité nécessaire à tout apprentissage. Nous ne sommes pas aussi savants que nous aimerions bien le croire. Devant les faits essentiels de la vie, le plus souvent nous choisissons dans l'incertitude.
Le pari sur la vie
Choisir dans l'incertitude, n'est-ce pas là ce qui fait l'actualité du pari pascalien? Pour Pascal, le choix était entre la croyance et l'incroyance en Dieu (Pensées, Librairie générale française, 1962). Devant le dilemme qui nous occupe ici, il s'agit de croire ou de ne pas croire en l'homme. Au fond, cela revient au même. Fernand Dumont l'a bien compris: «Ce n'est pas moins difficile d'entretenir la foi dans l'humanité que d'avoir foi en Dieu. Le pari est aussi incertain dans un cas que dans l'autre. L'humanité n'est pas une donnée, la lucidité porte en priorité sur ses espérances.» (Une foi partagée, Bellarmin, 1996.)
Pour ma part, je parie en faveur de chaque femme et de chaque homme. Je parie parce que je crois que chaque naissance, à l'image de celle de l'Enfant de la crèche que Noël nous permet de retrouver, a le pouvoir de transformer le monde dans lequel nous vivons. Je parie parce que je crois que la faiblesse de la vie naissante témoigne de la paradoxale grandeur de notre fragilité. Je parie parce que je crois que le premier cri de chaque nouveau-né porte en lui l'immémoriale frayeur jubilatoire de notre premier contact avec l'étrangeté du monde dans lequel nous avons été jetés.
Je parie, malgré l'apparente inutilité de l'existence. Parce qu'il n'est de véritable passion amoureuse que dans le don sans retour. Parce que la seule utilité que nous puissions avoir — en tant que passagers clandestins d'une existence qui nous a été donnée sans notre consentement — c'est de s'entraider du mieux qu'il nous est possible, afin qu'arrivés au bout de la route nous puissions nous quitter sans que les remords nous étranglent.