Profilage racial - Une façon de faire contre-productive

Les révélations de La Presse portant sur l'étude du Service de police de la Ville de Montréal mettant en évidence de fortes disparités parmi les personnes interpellées par la police ne surprendront pas beaucoup les membres des minorités visibles. En effet, loin d'être cantonnée aux interactions avec les agents de la paix, leur expérience du profilage racial s'étend à de nombreux autres domaines de la vie quotidienne.
Ma collègue Marie-Thérèse Chica, de l'Université de Montréal, a récemment mis en évidence les difficultés éprouvées par les femmes immigrantes hautement qualifiées (ingénieures, comptables, avocates, économistes, etc.) à trouver un emploi au Canada qui corresponde à leur niveau de compétence, en dépit de leur maîtrise de la langue, de leur présence au Canada depuis des années et d'une première expérience professionnelle dans leur société d'accueil.La raison de cette déqualification est attribuable à une discrimination professionnelle systémique exercée par diverses institutions publiques et privées qui touche particulièrement durement les membres des minorités visibles.
Dans le domaine de la santé, un nombre croissant d'études empiriques basées sur des méthodes statistiques éprouvées démontrent de fortes disparités raciales dans l'accès aux soins et la qualité des traitements dispensés, au détriment des patients noirs. Le résultat de cette qualité inférieure des soins reçus se traduit par une qualité de vie réduite et une mortalité supérieure des patients noirs, toutes choses étant égales par ailleurs. Aux États-Unis, les chercheurs évaluent à 60 000 le nombre de décès qui pourraient être évités annuellement sans ce profilage racial médical.
En milieu scolaire, de plus en plus d'études font apparaître que l'expérience des enfants provenant des minorités visibles est significativement différente de celle de leurs camarades blancs, non seulement en matière de réussite aux tests standardisés, mais aussi dans le domaine de la discipline scolaire: au Canada, deux études de la Commission ontarienne des droits de la personne et de la Commission scolaire du district de Toronto se sont inquiétées du fait que les étudiants des minorités sont perçus comme plus agressifs que leurs camarades blancs et que dans des conflits avec des élèves blancs, leur version des faits est jugée moins crédible. Ils sont également plus fréquemment punis et le sont de façon plus sévère.
Pourquoi nier
Ces quelques exemples, choisis parmi de nombreux autres cas de discrimination systémique mis en lumière par des chercheurs, doivent nous rappeler que les policiers sont loin d'exercer un monopole du profilage racial dans le cadre de leur pratique professionnelle.
Il ne s'agit pas de banaliser le profilage racial ni d'exonérer ceux qui s'y livrent de leur responsabilité, surtout lorsque leur mandat est de faire appliquer les lois de manière juste et équitable, mais plutôt de prendre conscience de son omniprésence dans la vie quotidienne des membres des minorités visibles, et l'accumulation tout au long de leur vie d'expériences qui sont vécues comme de véritables violations du contrat social censé unir l'ensemble des citoyens dans une démocratie comme la nôtre. Ainsi, en 2004, plus d'un tiers des Noirs et des latinos (36 %) déclaraient avoir parfois ou souvent subi de la discrimination ou un traitement injuste au cours des cinq années précédentes à cause de leur race, la couleur de leur peau, leur origine ou encore leur culture, selon des chiffres de Statistique Canada.
Dans un tel contexte, la propension de certaines institutions à nier l'existence du profilage racial, son étendue, ainsi que ses conséquences délétères sur les relations avec certaines communautés n'aboutit qu'à une fragilisation du lien de confiance déjà ténu qui les unit à ces dernières. Ce type d'approche a également pour inconvénient de minimiser les occasions pour ces institutions d'amorcer un débat interne sur les pratiques en question.
Or, celles-ci résultent souvent de facteurs complexes qui ne peuvent être réduits à un simple racisme institutionnel.
Les justifications
Ainsi, dans le domaine policier, la recherche a démontré qu'il n'existait pas de relation claire entre les opinions que les agents peuvent avoir des minorités et la manière dont ils traitent les membres de ces dernières. Autrement dit, l'attitude négative de certains policiers envers certains groupes ethniques, voire leur racisme, ne détermine pas systématiquement des comportements problématiques envers les membres de ces minorités.
Et l'inverse est également vrai: des comportements problématiques (comme le profilage racial) sont justifiés sur la base de raisonnements qui ne peuvent pas être qualifiés de racistes, mais qui procèdent néanmoins à la racialisation de certains groupes.
La notion de profilage racial trouve son origine dans les pratiques de profilage criminel élaborées à la fin des années 1970 et au début des années 1980 dans le cadre de la guerre contre les drogues, où la variable «raciale» était utilisée parmi d'autres variables, comme l'âge, le genre, l'apparence vestimentaire, le comportement, etc., pour prédire quels individus étaient plus à risque de transporter de la drogue sur eux ou dans leur véhicule.
On se trouve ici confronté à une justification utilitariste du profilage racial qui s'appuie sur plusieurs prémisses douteuses ou erronées, notamment que les groupes minoritaires auraient une plus forte tendance à commettre certains crimes, que les policiers seraient capables de maximiser l'usage de ressources limitées en se focalisant sur ces groupes et qu'ils seraient enfin capables d'établir un point d'équilibre où ils basculeraient d'un profilage criminel rationnel à un profilage abusif motivé par des attitudes racistes.
Outre les nombreuses erreurs factuelles et de logique qu'un tel raisonnement comporte, l'une de ses principales omissions est de ne pas tenir compte des coûts sociaux qu'entraîne le recours délibéré ou intuitif au profilage racial. Ces conséquences négatives prennent la forme d'un sentiment d'injustice de la part des minorités visées et se traduisent par une érosion de la légitimité policière.
Être traité justement
Selon les théories de la justice procédurale, quatre conditions sont requises pour qu'un individu ait le sentiment d'être justement traité par les détenteurs d'une autorité légitime:
- il doit avoir l'occasion de s'expliquer;
- il doit être convaincu de la neutralité et de l'objectivité de ceux qui prennent la décision;
- il doit être traité avec dignité;
- il doit faire confiance aux motifs de ceux qui prennent la décision.
Si ces quatre conditions sont remplies, l'issue d'une décision — qu'elle soit positive ou négative — n'aura que peu d'influence sur la satisfaction globale du citoyen interpellé par la police.
Le profilage racial viole bien évidemment ces quatre principes, et ce faisant érode la légitimité policière au sein des communautés qui en sont victimes.
Il est important de se souvenir que c'est la légitimité policière qui permet d'obtenir la coopération du public et l'obéissance aux agents de la paix lors de leurs interventions, même quand leurs décisions sont impopulaires. Sans cette légitimité, la police ne pourrait se faire obéir que par la force, ce qui l'isolerait complètement de la population et la rendrait incapable de protéger cette dernière de la criminalité. Dépourvus de cette légitimité, les policiers doivent faire face à des usagers réfractaires qui s'exposent à des procédures plus coercitives et augmentent ainsi les risques associés à l'intervention pour l'ensemble des protagonistes.
Outre son évidente abjection morale, le profilage racial s'avère par conséquent contre-productif pour les policiers de terrain. En prendre conscience permettrait non seulement d'offrir aux membres des minorités les services policiers équitables auxquels ils ont droit, mais contribuerait également à améliorer la qualité et l'efficacité des interventions policières.