Festival TransAmériques - La question quantique
Dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA), le dramaturge Wajdi Mouawad présente le quatuor du Sang des promesses — Littoral, Incendies, Forêts et le point final Ciels —, dont les trois premières pièces sont présentées en un bloc de 12 heures. Histoire de sortir du cadre habituel de l’entrevue préspectacle, déjà plus d’une fois réalisée entre notre chroniqueur de théâtre Michel Bélair et l’artiste, M. Mouawad a proposé au Devoir une formule inédite, dans laquelle il répond à une question inédite. Nous publions ici le fruit de cette réflexion.
J’ai tourné la situation dans tous les sens et je ne parvenais pas à écrire la moindre ligne. C’est que je ne me voyais pas faire un billet d’humeur, ni une tentative de chronique, ni une libre opinion. Ce n’est pas moi. Il me fallait rester dans le cadre de l’entrevue. J’ai tenté de trouver une question que vous ne m’avez encore jamais posée et à laquelle, surtout, je n’aurais pas su répondre.
J’ai marché beaucoup. Dans plusieurs villes, très différentes les unes des autres, j’ai regardé les gens, dans les parcs, dans les rues, dans les métros, dans les aéroports, dans les préfectures de police et dans quelques Tim Horton et, sans cesse, je me demandais si je parviendrais à trouver. Comment se prendre à son propre piège? Comment se poser une question essentielle? Je voulais de plus que cette question soit concrète. C’est-à-dire, qu’elle puisse être en lien avec le monde.
Parfois, en de rares occasions, je parviens à m’extraire de mon regard égocentré et je le porte vers les gens. Je regarde «au présent», si je puis dire. Les gens sont là, semblables et dissemblables, soudain si précieux. Je les regarde et je me dis: ceux-là sont mes contemporains. Ils sont ceux et celles avec lesquels je partage mon époque, mon monde et mon histoire. Ils sont ceux avec qui je vogue. Cette pensée me donne du courage. Quelle question pourriez-vous me poser qui me relierait à eux?
La question
C’est comme un trou quelque part dans la mémoire. Les fils du cerf-volant se sont coupés et la cohérence s’en est envolée. Plus de bouche pour crier. Alors le silence du crayon et de son frottement contre le papier.
— À quoi appartenez-vous, monsieur Mouawad?
— Je ne sais pas, monsieur Bélair.
Vous voyez, elle était si proche et si lointaine. Je connaissais les moindres recoins de ces quatre mots «À quoi appartiens-tu?» mais, aussi absurde que cela puisse paraître, je n’avais pas encore réalisé que c’était une question. Vous savez, cette impression d’être aveugle à quelque chose de si évident? Des années, pour prendre conscience que le toit de la maison d’en face est en ardoise. Là, Pareil.
«À quoi appartiens-tu?»
Je ne sais pas
Une fois les évidences dépassées, celles de l’Homo sapiens sapiens, celles de la couleur de la peau, du trajet qui ne signifie plus rien, Liban, France, Québec, France, Kafka, Morandi, impulsif, colérique; une fois le sentiment que la tâche est aussi exigeante que celle du saumon remontant vers sa source puisque dans le contre-courant, il sait qu’une seconde de repos le ferait reculer de quatre mètres qu’il lui faudrait reconquérir; une fois la conscience que la vie n’est pas un brouillon qui pourra être repris au propre, qu’il n’y a pas de propre, qu’en fait, le brouillon c’est le propre; une fois que nous savons que personne n’aurait pu naître à notre place parce que personne n’aurait pu nous remplacer dans le ventre de notre mère et que, de la même manière, personne ne pourra mourir à notre place parce que personne ne pourra nous dire au moment ultime: «Laisse-moi prendre ta place, laisse-moi mourir ta mort»; une fois acquise la conscience que, si nous avons réussi à naître notre naissance et que nous avons envie de mourir à pleines dents notre mort et que, donc, ce qu’il y aura entre les deux devrait être à notre hauteur, une fois tout cela acquis: «À quoi appartiens-tu?»
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas à quel collectif j’appartiens. Je ne me reconnais pas complètement dans le collectif des gens de théâtre. J’aime profondément cet art, mais bien des gens qui n’en font pas me semblent plus proches que bien des gens qui en font. Je réalise, aussi, que, si je ne sais pas vraiment à quoi j’appartiens, je sais à quoi j’aimerais bien appartenir. C’est déjà ça. J’ai un désir. Le cynisme ne m’encule pas. C’est déjà ça. Je suis encore naïf. C’est déjà ça.
Réponses possibles
J’aimerais écrire des histoires qui sauraient traduire la torsion de mon coeur. Être un tord-coeur! Il y a des rockeurs, je peux bien être torckeur. Au journaliste qui me poserait une question stupide — «Qu’écrivez-vous?» —, je dirais: «Du torck.» Ce serait drôle et bien envoyé. Mais la poésie, il faut la laisser tranquille. Être poète, appartenir à ce jardin. Oui. J’aimerais tant! Mais le mot «poète», jamais je n’ai réussi à l’approcher de moi. Je connais très peu de poètes. Des vivants, je veux dire, et que je peux fréquenter, prendre des cafés avec eux. J’en connais deux. Robert et Bertrand. Le premier est un fameux pêcheur de crabes, le second, un amateur de fromage basque et de musique hongroise. On peut être amis avec ceux dont on est exclus.
Je ne sais pas à quoi j’appartiens. Toutes les réponses sont possibles mais aucune n’a le tranchant de la question. Ce n’est donc pas la bonne réponse puisque toute réponse est le revers de sa question et doit l’égaler en finesse. Le sentiment de faire partie d’un ensemble est si ténu; à peine je tente de répondre que les mots s’effritent, farines, poussières. Voyez: j’ai le privilège de faire entendre ainsi mes divagations, mais un autre dirait à la fois tout autre chose et ne cesserait d’être aussi identique et banal que moi. Toutes les opinions se valent, aucune ne se partage, sauf de loin, de sa chambre, depuis la clôture de son jardin. C’est une sensation d’égarement, d’éparpillement.
L’éparpillement
Peut-être alors est-ce à cela que j’appartiens. À l’éparpillement.
Vous savez pourquoi un objet posé sur une table ne bouge pas? Parce que les milliards d’électrons qui le composent vont au hasard, chacun dans une direction, annulant du même coup la force des autres. Pour espérer voir l’objet bouger sans l’aide de votre main qui, le prenant, le lancerait contre le mur, il faudrait que, par le plus grand hasard, tous les électrons, tous, choisissent d’aller dans la même direction au même instant. Cela relève de la mécanique quantique.
J’appartiens à cette impossibilité, ou du moins à cette très grande improbabilité. Celle que, par le plus grand des hasards, et suivant les lois de la démocratie et non pas sous l’égide d’un despote, un matin, le temps d’une seule fraction de seconde, nous soyons traversés par la même et unique impression du monde. Un mouvement majeur nous donnerait un sens prodigieux, quitte à ce que celui-ci puisse aussitôt après retrouver ses différences et ses multiplicités.
Vous imaginez cela? Une seconde dans la même sensation d’un monde, le nôtre, qui s’éclairerait de notre mouvement quantique. Le théâtre peut, en de très rares occasions, ressembler à cela. Du monde joue devant du monde pour tenter de toucher, ensemble, à la crête qui sépare raison et déraison, ne pas choisir entre l’une et l’autre, mais s’y tenir à cheval pour galoper dans la réelle frénésie de ses passions et de ses désirs.
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Wajdi Mouawad - Auteur et metteur en scène