Cent ans d'antiféminisme
L'antiféminisme a de longues racines: il n'est pas vain de le rappeler. Il n'est donc pas apparu le 6 décembre 1989. Il naît en même temps que le féminisme, ici comme ailleurs. Marie Gérin-Lajoie conserve dans ses papiers un article de journal qui compare les membres du Conseil national des femmes du Canada (créé en 1893) «à d'horribles femmes modernes qui veulent établir la suprématie du genre féminin sur la terre».
Les féministes ne sont pourtant pas nombreuses: quelques dizaines sans doute. Leur programme politique est singulièrement timide. Mais sa seule existence effraie. Marie Gérin-Lajoie avance sur une corde raide: elle est à la merci d'une interdiction épiscopale. «Il ne fait pas bon, écrit une journaliste de l'époque, exposer trop ouvertement ses théories sur le féminisme.»La grande campagne suffragiste canadienne de 1913 suscite, dans Le Devoir, la publication d'une série d'articles virulents contre le féminisme, sous la plume du fondateur lui-même, Henri Bourassa. En 1918, au moment où le vote est accordé aux Canadiennes, Bourassa livre une autre série d'articles incendiaires contre le suffrage des femmes et le féminisme, accusé de vouloir transformer les femmes en hommes. [...]
Entêtement et ignorance
À partir de 1922, un comité se forme pour réclamer le droit de vote des femmes au Québec et le droit pour les femmes d'être admises au Barreau. Chaque fois que les féministes réussissent à faire présenter un projet de loi en ce sens, plus de 14 fois entre 1922 et 1939, les discours prononcés à l'Assemblée législative donnent lieu à l'expression d'un antiféminisme aussi têtu qu'ignorant.
Les quotidiens reproduisent à l'envi ces propos, les caricaturistes s'en donnent à coeur joie. Mgr Paquet publie un article savant démontrant que «le féminisme est un mouvement pervers qui menace les bases de la famille et de la société». La théologie, la philosophie, la loi naturelle, la biologie, la Bible sont invoquées pour dénoncer les revendications des féministes. L'évêque de Montréal, qui a pourtant soutenu la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste depuis sa création en 1907, déclare en 1929: «Le féminisme est une maladie qui a besoin d'être guérie par d'autres oeuvres que celles de la politique; quand vous aurez une femme député de plus, vous ne réglerez rien.» Cette déclaration fait la manchette des journaux. [...]
Nécessaire militantisme
Après la grande crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, la période de relance économique qui a suivi a instauré un retour aux valeurs traditionnelles, retour exprimé désormais non seulement par les autorités en place, religieuses ou politiques, mais par la société de consommation. L'idéal domestique envahit l'Amérique par la voix des publicitaires, de la télévision et des gadgets de la vie moderne: c'est la «mystique féminine», que dénonce Betty Friedan en 1963. Sans la vigilance de quelques femmes, laïques ou religieuses, les autorités éducatives auraient alors imposé aux collèges féminins, en 1958, un baccalauréat féminin, mieux adapté à cette mystique féminine.
Les femmes se rendent alors compte que les timides avancées des générations précédentes sont loin d'avoir rempli leurs promesses: la militance est de nouveau nécessaire. De nouvelles associations féministes apparaissent durant les années 1960: la Voix des femmes, la Fédération des femmes du Québec, l'AFEAS, en plein milieu de la Révolution tranquille. Mais cette action politique reste invisible. [...] Au cours des années 1960, si des échos apparaissent concernant la mobilisation des femmes, c'est pour la dénoncer. «Le féminisme et les mouvements de la femme sont nuisibles à l'émancipation de la femme», soutient, en 1966, le député Jean-Paul Lefebvre. [...]
Féminisme radical
L'irruption du féminisme radical vient bouleverser la donne à partir de la fin de 1969. Suit alors la décennie des années 1970, alors que le «mouvement de libération des femmes» vient occuper le centre de la scène médiatique. Pendant quelques années, le féminisme est une question à la mode. Il suscite livres, pièces de théâtre, films, expositions, groupes, centres, manifestations, «teach-in». Il remplit les chroniques de Femmes d'aujourd'hui.
De nouvelles revendications apparaissent à la suite de l'analyse radicale qui dénonce le patriarcat. Le privé est politique. Des revendications qui font apparaître des problèmes vieux comme le monde mais qui avaient été bien dissimulés pendant des millénaires: la violence conjugale, le viol, le harcèlement sexuel, l'avortement, la santé des femmes, la prescription implicite aux responsabilités domestiques pour les femmes. Ce sont de bien mauvaises nouvelles, et la tentation est grande d'accuser surtout les porteuses de mauvaises nouvelles.
Si l'antiféminisme a été moins audible dans la société durant les années 1970, il resurgit de plus belle après le référendum de 1980. L'épisode des «Yvette» a incité les médias à convaincre la population que les «Yvette» rejetaient, en même temps que la souveraineté nationale, «le féminisme jugé radical et sectaire de Lise Payette». On s'est mis à annoncer le déclin du féminisme, l'entrée dans le postféminisme.
Au banc des accusés
En réalité, le féminisme se transforme, mais toute cette animation se déroule loin des médias. C'est le «backlash» dénoncé aux États-Unis par Susan Faludi, et qui se manifeste ici également par de nombreux phénomènes: cinéma, prescriptions esthétiques et vestimentaires, presse féminine inféodée aux publicitaires, montée de la droite, nébuleuse «pro-vie», etc.
Les féministes sont mises au banc des accusés: de nouveaux problèmes sont apparus et on leur reproche de ne pas contribuer aux solutions. Le mot est lancé: le féminisme entraîne la guerre des sexes. Le temps n'est pas loin où les jeunes femmes rejettent le féminisme, sous prétexte qu'elles ne sont pas contre les hommes, qu'elles ne sont pas des victimes. Elles en sont convaincues: l'avenir leur appartient et plusieurs sont admises à l'École polytechnique.
«J'haïs les féministes!» C'est le cri de Marc Lépine, auteur de la tragédie du 6 décembre 1989. Le tueur de Polytechnique n'a certes pas puisé sa prise de position politique dans la lune. Une longue tradition a imposé une mémoire collective masculine et la subordination des femmes comme un élément distinctif de la société québécoise.
Silence des médias
Depuis le début des années 1980, le magazine L'Actualité scande de subtiles positions antiféministes. La presse féminine pervertit le vocabulaire de l'autonomie des femmes au nom de la séduction, de la beauté à tout prix et de la sexualité épidermique. Colette Beauchamp dénonce «le silence des médias» et signe automatiquement sa disparition de la scène journalistique. Une opposition se manifeste en divers lieux contre les programmes d'accès à l'égalité, contre les hommes qui soutiennent le féminisme. Le mouvement masculiniste s'organise et dénonce les hommes qui appuient les féministes. Cet antiféminisme touche même les féministes: plusieurs ont le sentiment d'être allées trop loin.
Quand les femmes voulaient étudier, on disait qu'elles voulaient briser la famille. Quand elles voulaient voter, on disait qu'elles voulaient briser la société. Quand elles réclamaient «à travail égal, salaire égal», les économistes disaient qu'elles voulaient anéantir l'indispensable dépendance économique des femmes. [...] Quand elles ont dénoncé la violence, le viol, le harcèlement, on a dit qu'elles exagéraient, qu'elles victimisaient les femmes. Qui osera dire qu'elles sont allées trop loin?
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Micheline Dumont - Historienne
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