À propos de l'embargo sur le dernier film de Rodrigue Jean - Hommes à louer, un film nécessaire
Aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois, plus de 160 personnes remplissaient à craquer la salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise, un vendredi à 13h30, pour assister à l'unique projection du documentaire de Rodrigue Jean, Hommes à louer. Un film de 140 minutes sur la prostitution masculine, tourné sur une période d'un an et qui prit presque autant de temps à être monté. Il s'agit d'un chef-d'oeuvre. Le programme des Rendez-vous nous annonçait pourtant que nous aurions droit à un «montage avancé», laissant croire que l'oeuvre était à parfaire. Nous mentait-on? Oui.
Ce film — c'est ce que nous devions comprendre — était en fait encore un objet «brut» qu'il fallait adapter, mettre au format et au bon goût... non du réalisateur et du monteur (pour qui le film est terminé depuis belle lurette), mais des producteurs de l'ONF et du privé, Jacques Turgeon et Nathalie Barton.Depuis le mois d'octobre, après avoir tenté sans succès d'imposer leur vision du film au réalisateur récalcitrant, ils ont préféré le mettre sur les tablettes et stopper la production. Le plus étonnant, c'est que ces gens sont assis sur un des plus grands documentaires québécois des dix dernières années, et ils ne s'en doutent même pas!
Approche rigoureuse
Voilà deux ans que Rodrigue Jean et son monteur Mathieu Bouchard-Malo s'épuisent à convaincre les bonzes de l'ONF du bien-fondé de leur démarche, de la rigueur de leur approche. Ils opposent un refus parfaitement légitime et louable de voir la réalité qu'ils ont patiemment filmée sur une période d'un an [...], qu'ils ont structurée et présentée de la façon la plus honnête qui soit au fil des mois, se faire réduire à un vague défilé attachant de «personnages», uniquement bon à servir un human interest, en reproduisant, comme de bons petits soldats, la posture de tous ceux qui, dans le monde du documentaire et de la fiction au Québec, veulent se donner — en amont en les créant, en aval en les regardant — une bonne conscience sociale.
Si l'ONF, désormais, refuse même à Rodrigue Jean de racheter ses droits sur le film (qui appartiennent, vous l'apprenez peut-être chers lecteurs, non aux réalisateurs, mais aux producteurs), c'est qu'ils sentent qu'ils ont une belle «pièce de viande» à lancer sur le marché. Après tout, n'y a-t-il pas là un probable Voleurs d'enfance 2? Tout y est: un sujet à scandale et sur lequel il faut lever le voile, de jeunes victimes qui veulent s'en sortir, une vie difficile et de l'espoir au bout du tunnel.
Pas à vendre
Ce serait si simple à «vendre», à «louer», à «exploiter». Or, c'est précisément ce que Rodrigue Jean et son équipe ont refusé, par simple respect pour les individus qu'ils avaient filmés et côtoyés de près, pour le cinéma, pour le réel. Et c'est cela — cette intégrité, cette intelligence, cette noblesse du regard — qui semble intolérable aux professionnels de la profession, qui n'ont de toute évidence rien à battre du cinéma et du monde dans lequel on vit.
Ce film s'érige contre tous ceux qui veulent voir les problèmes de la rue mis en boîte et prédigérés, où il y a des bons et des méchants, des statistiques alarmantes et des lueurs d'espoir. Il s'érige contre la logique barbare des enquêtes-reportages, des téléréalités au rabais et de toute la ribambelle de films intouchables réalisés au Québec depuis quinze ans sur la délinquance ou la pauvreté. [...]
Un film nécessaire
Hommes à louer est un film-ovni dans le paysage cinématographique québécois. Mais personne dans l'industrie ne semble savoir qu'en faire. Il s'agit pourtant d'un des films les plus puissants, les plus forts et, en un mot, les plus nécessaires que l'on puisse imaginer aujourd'hui.
Pendant deux heures et demie, une douzaine de jeunes nous parlent, d'un mois de novembre à un autre, de leur métier, de leur vie quotidienne, de leur histoire, avec une intelligence et une lucidité qui glacent le sang, qui font tour à tour rire et frémir: ils savent parler mieux que quiconque de la réalité qu'ils vivent, de la logique infernale dans laquelle ils sont pris, de l'exploitation qu'ils subissent, qu'ils entretiennent et qu'ils reproduisent.
Ils sont à mille lieues de toute victimisation, de tout apitoiement éploré. Ils sont filmés la plupart du temps en très gros plan, avec les lumières de la rue qui scintillent à travers la vitre derrière eux; les micros sont placés directement sur leur poitrine, donnant au son de leur voix, de leur toux, de leur silence, une netteté, une proximité proprement terribles.
On ne connaît pas le nom de ces jeunes, souvent même peine-t-on à les reconnaître d'un mois à l'autre, tant leur physionomie a changé, et tant leur réalité peut paraître interchangeable. Aucune voix-off péremptoire, aucun témoignage de spécialiste, aucune statistique sur la criminalité, la prostitution ou la toxicomanie, aucune caméra cachée, aucun voyeurisme, aucune démagogie, aucune morale, aucun didactisme, aucune leçon de vie à tirer, aucune complaisance.
On sort de la projection les jambes sciées, les yeux pleins d'eau, avec l'envie de crier. Mais notre révolte naît moins de ce que l'on a entendu et vu que de l'idée que l'on veut empêcher ce film-là d'exister dans la forme que ses créateurs lui ont donnée et qui est la seule acceptable.
Plus de punch?
Que reproche-t-on au film? Son absence de point de vue, la multiplication des personnages qui rend l'identification difficile. Pour eux, un film, tout film, est potentiellement un arbre livré par le réalisateur qu'il s'agit d'émonder afin qu'il cadre avec une forme que les producteurs-distributeurs-télédiffiseurs ont dans leurs têtes, et qui serait la seule, la vraie, l'unique façon de parler de «ce monde-là» pour que ça «pogne». [...] Voilà leur idée.
Mais est-ce bien ça le but d'un documentaire, s'identifier, compatir, «puncher»? [...] On impose aux réalisateurs d'aujourd'hui une logique calquée non sur celle de l'art et de la vie, mais des communications et de la rentabilité. [...]
Les ennemis du cinéma sont parmi nous
On oublie de parler de la disparition des salles de cinéma à Montréal et dans tout le Québec, de la frilosité devenue proverbiale des distributeurs, de la mainmise des producteurs sur les oeuvres des créateurs, de l'emprise des lobbys américains sur la distribution, du pouvoir démesuré accordé aux télédiffuseurs pour obtenir le financement d'un film, de l'obsession avec l'audimat, des entrées et de la performance, qui exercent une censure infiniment plus perverse en empêchant un nombre incalculable d'oeuvres fortes d'exister et de nous parvenir.
Cependant que nos institutions se gaussent d'être au service du cinéma d'ici, du cinéma d'auteur, ils sont en train de les asservir et de les soumettre à une violente et impitoyable loi du marché.
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Donnent leur appui à ce texte:
Stéphanie Allaire, Olivier Asselin, Pierre Barrette, Phile Beauchemin, Denis Blaquière, Yordan Bobev, Vincent Bonin, Karine Boulanger, Manon Briand, Serge Cardinal, Suzanne Chartrand, Réjean Chayer, Stéphane Claude, Denis Côté, Jean-Claude Coulbois, Jeanne Crépeau, Jacques d'Amboise, Lhasa De Sela, Michel de Silva, Évelyne de la Chenelière, Patrick Demers, Mathieu Denis, Jean-Francois DesBois, Guylaine Dionne, Félix Dufour-Laperrière, Elitza Dulguerova, Bernard Émond, Hélène Faradji, Jean Fontaine, Vali Fugilin, Simon Galiero, Emmanuel Galland, Pierre Gauvreau, Maxime Giroux, Catherine Goupil, Louis Goyette, Gérard Grugeau, Brigitte Haentjens, Catherine Hébert, Karim Hussain, Katerine Jerkovic, Arthur Lamothe, Simon Laperrière, Jean-Pierre Lavallée, Simon Lavoie, Pierre Lefebvre, Jean-Pierre Lefebvre, Karl Lemieux, Stéphane Lépine, Geneviève Lussier, Gilles McMillan, Catherine Martin, François Miron, Rosanna Maule, Viva Paci, Marina Polosa, Éric Prince, Nicolas Renaud, Hubert-Yves Rose, Simon Sachel, Anick St-Louis, Nathalie Saint-Pierre, Marie-Jan Seille, Michel Simonsen, Paul Tana, Michel Thériault, Donato Totaro, Gisèle Trudel, Pierre-Luc Vaillancourt, Francis van den Heuvel, Marie-Christine Vanier, Maryanne Zéhil.