Réplique à Christian Rioux - Pas assez de morts, donc pas de génocide?
Dans sa chronique du 4 janvier dernier, [où il évoquait une des mises en scène de Rock et Belles Oreilles à l'occasion du Bye Bye], Christian Rioux critiquait l'utilisation du terme «génocide» pour qualifier la situation au Darfour. S'il se défend d'exiger de RBO un diplôme en relations internationales avant d'écrire un gag, j'estime que M. Rioux, lui, devrait se renseigner à propos des règles applicables du droit international avant de laisser entendre que la mort de «moins de 200 personnes par mois» est insuffisante pour constituer un génocide.
Il est vrai qu'au regard du génocide de six millions de Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale et de 800 000 Rwandais en seulement 89 jours en 1994, les chiffres en provenance du Darfour ne sont pas très «journalistiques». Je m'étonne par ailleurs que Le Devoir n'ait pas publié un seul article de fond sur cette question au cours des six derniers mois, hormis les dépêches d'agence, les communiqués de presse des quelques organisations qui y travaillent et les commentaires sur des documentaires.Si les chiffres ne sont pas tout, il y a tout de même 4,4 millions de personnes qui sont actuellement affectées par le conflit au Darfour. Derrière ce nombre, il y a des gens qui ont perdu leur terre, leur maison, leur frère, leur femme, qui se retrouvent contraints à vivre dans la promiscuité des camps, d'autres qui sont violés chaque fois qu'ils s'aventurent à aller chercher du bois pour faire un feu, qui sont sans nouvelles de leurs proches, des orphelins, qui connaissent l'humiliation d'avoir à accepter la charité au compte-gouttes.
Balayer du revers de la main la tragédie humanitaire qui a toujours cours au Darfour sous prétexte qu'il y aurait seulement 200 morts par mois, c'est non seulement faire preuve d'une très grande ignorance, c'est aussi, et c'est bien pire, faire montre de la plus grande indifférence et de la plus grande insensibilité.
Tout d'abord, il faut savoir que la situation au Darfour a été jugée suffisamment sérieuse pour que le Conseil de sécurité des Nations unies la réfère à la Cour pénale internationale. À la suite de son enquête, le procureur de la cour a estimé qu'il avait des motifs raisonnables de croire que des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité avaient été commis au Darfour.
Par la suite, des mandats d'arrêt ont été lancés, notamment contre un ancien ministre soudanais. Il faut aussi savoir qu'en vertu du droit applicable, la question du nombre n'est pas pertinente pour déterminer si un génocide a eu lieu. Ni la Convention de 1948 sur le génocide ni le statut de la Cour pénale internationale (non plus que le Code criminel canadien) ne lient la définition du génocide au nombre de personnes tuées.
Qui plus est, les éléments des crimes qui ont été adoptés pour aider la Cour pénale internationale à interpréter les différents aspects de chacun des crimes pour lesquels elle est compétente précisent clairement qu'il peut y avoir génocide même si un seul meurtre est commis. Si les experts divergent quant à savoir s'il y a effectivement un génocide en cours au Darfour, ce n'est pas du tout par rapport à la question du nombre de morts. [...]
La question cruciale qui définit le génocide est celle de l'intention. Un seul meurtre peut être constitutif du crime de génocide à la condition d'avoir été commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe spécifique. C'est cet élément moral qui rend le crime de génocide si particulier.
Et tous les experts ne s'entendent pas pour reconnaître que les actes commis au Darfour par des milices agissant sous le contrôle du gouvernement soudanais sont perpétrés avec l'intention précise d'obtenir ce résultat. Certains prétendent que le gouvernement soudanais ne cherche pas à exterminer le peuple four mais «seulement» à exterminer les membres de la rébellion. Ou alors ils prennent acte du fait qu'un certain jour, dans un certain village, ce ne sont pas tous les habitants qui ont été massacrés mais «seulement» 200 jeunes et que 800 personnes ont été épargnées et n'ont été «que» déplacées ou alors qu'une personne n'a été tuée «que» pour lui voler son bétail.
Pour ma part, ces arguments ne me convainquent pas. Et je ressens un certain malaise par rapport à ces prétendues justifications pour des actes de barbarie commis — j'en suis convaincu — dans le cadre de l'éternelle lutte entre les nomades et les sédentaires. Ces couleuvres qu'on veut nous faire avaler ne sont à mon sens que des précautions politiques visant à ménager la susceptibilité du gouvernement chinois, très dépendant du pétrole soudanais.
Si on arrive par là à rétablir la paix au Darfour, à organiser les retours des déplacés et à juger les principaux responsables des massacres, ce sera un moindre mal. S'il s'agit par contre de rayer cette question des programmes politiques et des agendas journalistiques («moins de 200 personnes par mois»), alors il faut dénoncer ces procédés méprisables. [...]
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Réplique
Cher lecteur,
N'est-ce pas pousser la banalisation un peu loin que de laisser croire qu'«il peut y avoir génocide même si un seul meurtre est commis»? Le génocide n'est pas simplement affaire d'«intention» ni de guerre ethnique mais l'élimination méthodique d'un groupe ethnique et, par extension, l'«extermination d'un groupe important de personnes en peu de temps» (Le Robert). En rappelant que grâce à un effort humanitaire extraordinaire, il ne meurt plus aujourd'hui au Darfour qu'une centaine de personnes par mois, l'ancien président de Médecins sans frontières Rony Brauman ne cherchait nullement à «balayer du revers de la main», comme vous l'affirmez, une tragédie humanitaire. Il cherchait à la resituer dans la réalité actuelle des faits, faits qui font cruellement défaut à votre lettre. Assimiler un simple assassinat à un génocide ne peut que banaliser les plus grandes tragédies du XXe siècle. Même les meilleures causes ne justifient pas une telle exagération. La vérité, nous la devons aux victimes, celles d'Auschwitz comme celles d'El Fasher.
Christian Rioux