«Pakistan, Zindabad!»

C'est le cri de ralliement que l'on pouvait entendre dans le stade de tennis lors du Forum social mondial qui s'est tenu à Karachi en 2006. Dans une ambiance chauffée à bloc, ce cri de la foule était sans cesse repris: «Pakistan vaincra! Pakistan, en avant!» Il reflétait l'énergie désespérée d'un peuple qui veut s'en sortir.

On n'a jamais autant parlé du Pakistan que depuis le dramatique assassinat de Benazir Bhutto, à Rawalpindi, le 27 décembre 2007, à l'endroit précis où avait été assassiné, en 1951, le premier ministre Liaquat Ali Kahn. Rawalpindi est une ville de garnison, le siège de l'armée pakistanaise et de ses puissants services secrets. Simple coïncidence? Benazir Bhutto, femme de pouvoir pour les uns et madone de la démocratie pour les autres, n'est plus. Elle incarnait l'espoir d'un changement, d'un peu plus de liberté dans ce coin du monde dangereusement survolté.

Une histoire chargée

L'histoire du Pakistan, c'est une succession de coups d'État militaires et d'assassinats politiques, entrecoupés de brèves périodes d'accalmie et d'ouverture démocratique, ardemment souhaités par une partie de la société civile de plus en plus éclairée et responsable.

L'avenir de ce pays de 164 millions d'habitants ne peut laisser personne indifférent. Il risque d'avoir d'énormes répercussions quant aux possibilités d'évolution d'un État islamique, vers un État de droit démocratique capable de promouvoir des valeurs de paix, de solidarité et de justice sociale. Que le Pakistan y parvienne et puisse connaître ainsi une certaine stabilité serait un énorme pas en avant, non seulement pour la région mais aussi pour l'ensemble de la communauté internationale.

On en est loin. Le Pakistan, en ce début de l'an 2008, est un véritable «vortex politique», selon l'expression de Jacques Attali; l'oeil d'une tornade qui pourrait engendrer un séisme planétaire dont l'épicentre serait le Pakistan.

Pour comprendre ce Pakistan où la démonstration de force dégénère si rapidement en violence, il importe d'en connaître la situation géographique et l'histoire politique. Le nom même de Pakistan est un amalgame imaginé par le poète Mohamed Iqbal en 1940. Il est formé des initiales de cinq provinces de l'Inde qu'il souhaitait voir accéder à l'indépendance: le Panjab, l'Afghanistan, le Cachemire, le Sind et le Baluchistan.

Mosaïque de peuples

Depuis cette indépendance acquise en 1947, à la suite de la partition de l'Inde britannique, le Pakistan a attiré des millions de musulmans. À l'ouest de l'Inde, le Pakistan occidental est voisin de l'Iran et de l'Afghanistan. À l'est de l'Inde, le Bengale oriental voisin de la Chine va devenir en 1971 un état distinct: le Bangladesh actuel.

Historiquement, le Pakistan n'est pas une nation, mais plutôt une vaste mosaïque de peuples et de tribus regroupés dans un pays à 97 % musulman. Ce pays deviendra très rapidement la première et la seule puissance nucléaire islamiste de la communauté internationale, grâce au Dr Kahn qui partagera les secrets de la bombe atomique avec la Libye, l'Iran et la Corée du Nord.

En 1956, le Pakistan, (mot qui signifie, aussi en ourdou, «pays des purs») devient une République fédérale avec un président et un parlement, mais fortement centralisée. Zulficar Ali Bhutto, le père de Benazir, en devient premier ministre. En 1965, il devra gérer une guerre avec l'Inde à propos du Cachemire. En 1966, il fonde le Parti national du peuple pakistanais (PPP), un parti qui se soucie des couches populaires et qui cherche à faire naître une classe moyenne qui saurait lutter contre l'ignorance, l'analphabétisme, des discriminations et la pauvreté. Il est renversé par le général Ayyub Kahn.

Après la partition du Bangladesh, Zulficar Bhutto redevient premier ministre du Pakistan. En 1977, accusé du meurtre d'un dissident du PPP par celui-là même qu'il a nommé à la tête des armées, le général Zia-ul-Haq, il est emprisonné, torturé, puis pendu deux ans plus tard.

Entrée en piste de Benazir

En 1981, le gouvernement de Washington décide d'intervenir dans la région afin de lutter contre l'expansionnisme soviétique en Afghanistan. Il envoie 40 avions de combat F-16 à Karachi. En 1984, la fille de Zulficar Bhutto, menacée, quitte le Pakistan pour aller parfaire ses études et sa formation à Oxford en Angleterre. Le général Zia meurt dans un accident d'avion en 1988. Le PPP remporte alors les élections, et Benazir Bhutto, rentrée au pays, devient la première femme élue première ministre d'un pays musulman, un précédent unique au monde.

Benazir sera démise en 1990 par l'armée et la droite islamiste, puis réélue par les couches populaires en 1993. En 1996, elle est de nouveau destituée par un autre général d'armée, Pervez Moucharraf et remplacée par Nawaz Sharif, de la Ligue islamiste de droite. En 1999, Moucharraf devient premier ministre à la suite d'un coup d'État militaire. Benazir est contrainte à l'exil, à Dubaï, et se garde en réserve de la République.

Au lendemain du 11 septembre 2001, Moucharraf reçoit un ultimatum des américains: «Ou vous êtes pour nous, ou vous êtes contre nous!» Il se range alors du côté des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme et sera grassement financé par Washington et les Saoudiens: 10 millions de dollars pour capturer Oussama ben Laden, et 10 milliards de dollars entre 2001 et 2007 pour lutter contre les talibans.

La société civile reprend ses droits

Cette manne aura pour effet de renforcer la dictature militaire de Moucharraf qui se permet allègrement de consacrer plus de 70 % du budget de l'État aux dépenses militaires (bombes nucléaires, fusées, avions, canons, chars d'assaut, fusils mitrailleurs, etc.) et 3 % seulement aux dépenses en santé et en éducation (hôpitaux, centres de recherche, laboratoires, écoles, collèges et universités).

Pourtant la société civile prend peu à peu conscience de ses forces. On a vu les citoyens et même les citoyennes s'exprimer avec force lors du Forum social mondial de Karachi qui a regroupé des milliers de militants altermondialistes en avril 2006. On a pu y entendre comment le Pakistan Fisherfolk Forum (PFF), puissant syndicat de pêcheurs qui regroupe 125 000 membres et représente 15 millions de personnes, a fait reculer le gouvernement Moucharraf, comment le mouvement des Dalits, ces intouchables hors caste damnés de la terre qui sont 260 millions dans le Sud-est de l'Asie, a su se faire entendre au Pakistan même, et porter sa cause devant les Nations unies. Des centaines de citoyens militants, des avocats et des juges ne craignent plus de descendre dans la rue, n'acceptent plus d'être muselés par les menaces d'un régime dictatorial. À Karachi, on scandait partout: «Pakistan Zindabad!»

L'espoir d'un retour à la démocratie s'est ravivé avec la renonciation de Moucharraf à son titre de commandant en chef des forces armées et son engagement à tenir des élections législatives démocratiques. Le dramatique assassinat de Benazir Bhutto va-t-il mettre provisoirement un frein à cet espoir de voir naître une vraie démocratie au Pakistan?

Soixante ans de désordres, de guerres, d'attentats terroristes, de dictature militaire et d'une coopération économique inefficace qui ne porte pas ses fruits n'ont pas empêché le mûrissement d'une société civile consciente de la nécessité d'une réforme de la Constitution de 1956. Celle-ci permet au président de démettre un premier ministre et de limoger un juge de la Cour suprême, quand ils ne font pas son affaire, ou de suspendre les libertés civiles et d'emprisonner les avocats qui s'opposent à ses décisions.

Le peuple pakistanais est las du terrorisme qui tue femmes, enfants et soldats. Il accepte mal les interventions maladroites des américains, embourbés en Irak, incapables de vaincre al-Qaïda et de capturer Oussama ben Laden. Il redoute les talibans devenus fanatiques et extrémistes, autant que la dictature militaire qui louvoie sournoisement d'un allié à l'autre et qui joue sur un climat de psychose délibérément entretenue.

Le peuple n'a plus confiance en Moucharraf, qu'il soupçonne d'être responsable de la mort de Benazir Bhutto, ne serait-ce que par l'absence de mesures de protection qui devaient être mises en place. Dans le climat de révolte provoqué par la mort de Benazir, des élections honnêtes et non truquées sont-elles pensables? Quels sont les choix?

Une lueur d'espoir

En 2001, le parti de la Ligue musulmane pakistanaise (PML) s'est scindé en deux factions: le parti du président Moucharraf et la formation de l'ancien premier ministre Nawaz Sharif. Des élections normales le 18 février prochain, pourraient favoriser le PPP dans la mesure où la dynastie Bhutto (Asif Zardari, le mari de Benazir et son jeune fils Bilawal) va vraisemblablement bénéficier d'une énorme vague de sympathie populaire. Or, Asif Zardari n'a jamais fait la preuve de la moindre compétence politique et Moucharraf a eu tout le temps d'organiser une fraude généralisée. Ces élections sont donc porteuses d'une charge considérable de dangereuse espérance.

Le peuple pakistanais n'en peut plus du dysfonctionnement brutal de son gouvernement. Il a besoin d'ordre, de stabilité, de modération, il a besoin de liberté, de dignité et de démocratie. C'était le projet d'Ali Bhutto. Il a osé croire qu'une femme, sa fille, pourrait guider son peuple au-delà des luttes tribales et des rivalités islamiques, au-delà de la férocité de la dictature militaire, au-delà de la dépendance aux pressions égoïstes des américains, orgueilleusement naïfs, mais cyniquement manipulés par les manoeuvres tortueuses de leur normal protégé.

Ali et Benazir Bhutto ont offert à leur peuple une lueur d'espoir. Elle n'est pas morte, mais elle demeure l'espoir fou d'une cohésion nationale qui n'a pas trouvé ses chefs, mais qui a ses martyrs et son cri de ralliement: Pakistan, Zindabad!

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