Antonio Lamer -- 1933-2007 - L'héritage d'un géant

Quelle est la place que le juge Lamer occupera dans l'histoire politique et judiciaire du Canada? Comptera-t-il parmi les géants du droit? Serait-il exagéré de le comparer à John Marshall qui a été le plus grand juge de toute l'histoire de la Cour suprême des États-Unis?

John Marshall représente la quintessence de la magistrature. Des nombreuses études, lesquelles résultent généralement de la consultation d'observateurs avisés de la Cour suprême, visant à établir un rang parmi les juges qui ont exercé la plus grande influence sur la Cour suprême des États-Unis ainsi que sur la société américaine, un seul juge a fait l'unanimité: c'est le juge Marshall qui a été juge en chef de la Cour suprême des États-Unis de 1801 à 1835.

Mais qu'est-ce qui fait qu'un juge devient un géant? [...] John Marshall a créé, à son époque, une révolution juridique en établissant, dans l'arrêt Marbury c. Madison (1803) la suprématie de la Constitution et le pouvoir des tribunaux de contrôler la constitutionnalité des lois. [...] Une partie de la grandeur du juge Marshall a été d'avoir été là au bon moment. C'est aussi le cas du juge Lamer à la Cour suprême du Canada.

Deux pivots

Le juge Lamer a participé à la rédaction des décisions les plus importantes de la Cour suprême du Canada. À titre de juge, il a participé à la décision de la cour dans le renvoi sur le rapatriement de la Constitution en 1981. Ensuite, comme juge en chef, il présidait la Cour suprême lorsque celle-ci a rendu ses motifs dans le renvoi sur la sécession du Québec en 1998, une décision que certains observateurs considèrent comme l'une des plus sages de toute l'histoire de la Cour suprême du Canada.

Mais l'héritage fondamental que laissera le juge Lamer peut cependant être circonscrit autour de deux pivots. Il consacra d'abord la suprématie de la Constitution et le pouvoir des tribunaux de contrôler la constitutionnalité des lois; il contribuera notamment à donner un contenu aux droits reconnus par la Constitution aux Premières Nations. Le juge Lamer rappela ensuite, en l'affirmant plus souvent que quiconque, que le principe de la primauté du droit est un précepte fondamental du système juridique canadien.

Suprématie de la Constitution

Le renvoi sur la Motor Vehicle Act (1985) constitue la décision la plus importante de toute l'histoire de la Cour suprême du Canada parce qu'elle a — en rupture avec l'interprétation jurisprudentielle traditionnelle — affirmé la suprématie de la Constitution et établi le pouvoir des tribunaux de contrôler la constitutionnalité des lois.

Pour bien comprendre cette rupture, il faut considérer le contexte dans lequel cette décision s'est inscrite, et plus particulièrement l'interprétation que l'on a donnée à la Déclaration canadienne des droits. Sanctionné le 10 août 1960, le «Bill of Rights de Diefenbaker», comme on le désigne souvent, a été la première loi canadienne «ayant pour objet la reconnaissance et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales». Elle comportait, en son article 2, une disposition qui permettait expressément aux tribunaux de déclarer inopérantes les lois du Parlement qui contrevenaient aux garanties qui y étaient édictées. [...]

La primauté du droit

C'est d'abord dans l'arrêt Descôteaux (1982) — une affaire qui consistait à interpréter une disposition du Code criminel — que le juge Lamer, s'exprimant pour une cour unanime, consacrait définitivement cette règle de common law en droit canadien selon laquelle «la perquisition est une exception aux principes les plus anciens et les plus fondamentaux de la common law et le pouvoir de perquisition doit être contrôlé strictement». Cet arrêt mettait fin à une dizaine d'années de tergiversations de la Cour relativement aux pouvoirs de l'État de s'immiscer dans la vie privée.

Ensuite, dans l'arrêt Collins (1987), le juge Lamer précisera les exigences constitutionnelles minimales en ces termes: «Une fouille ne sera pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi elle-même n'a rien d'abusif et si la fouille n'a pas été effectuée d'une manière abusive.» Ce principe judiciaire fondamental s'inspirait de la philosophie du récipiendaire du prix Nobel de l'économie de 1974, Frederich August von Hayek.

Enfin, dans l'arrêt Caslake (1998), où se posait la question de l'étendue des pouvoirs de l'État de procéder à des perquisitions en s'autorisant d'une exception à la règle, le juge Lamer réitérait ce principe fondamental: «pour respecter les normes établies par la Charte, toutes les fouilles ou perquisitions doivent être autorisées par la loi». S'il n'y avait qu'un seul principe constitutionnel à retenir de toute l'histoire de la Cour suprême du Canada, ce serait celui-là.

Épris de libertés individuelles

Si seul le passage du temps déterminera la grandeur véritable du personnage dans l'histoire et permettra d'apprécier l'influence du juge Lamer sur la société canadienne, on ne saurait contester cependant le fait qu'il ait été un être farouchement épris des libertés individuelles et un grand défenseur de la dignité de la personne humaine. On pourrait aisément tenir à son endroit les propos qu'un glossateur américain faisait au sujet de John Marshall: «Marshall a trouvé un texte constitutionnel et il l'a investi d'un pouvoir véritable. Il a trouvé un squelette, et il l'a habillé avec de la chair et du sang.»

C'est grâce au juge Lamer que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Charte canadienne des droits et libertés et enchâssés dans la Constitution ne sont pas devenus, pour reprendre une expression chère à Pierre Elliott Trudeau, des eunuques. Ne serait-ce que pour cela, il est incontestable que le juge Lamer comptera parmi les géants de l'histoire politique et judiciaire du Canada.

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