Les délocalisations d'emplois de haut savoir - À quoi peuvent s'attendre les ingénieurs québécois?

Parmi les défis posés par la mondialisation, le plus récent est celui des délocalisations vers les pays émergents à bas salaires. Il est préoccupant que certaines occupations de haut savoir soient vulnérables à ce phénomène. C'est notamment le cas des ingénieurs. Plusieurs exemples récents ont défrayé la manchette, dont l'annonce par CGI de l'embauche de 3000 ingénieurs dans ses bureaux de Bangalore, en Inde. De tels chiffres en inquiètent plus d'un.

En quoi consistent les délocalisations de services? Quel en est l'impact global? Les emplois des ingénieurs sont-ils vulnérables? Combien d'emplois seraient à risque? Quel est l'effet de ce phénomène sur les ingénieurs? Comment réagir? Ces questions sont abordées dans un rapport qui vient d'être rendu public par le Réseau des ingénieurs du Québec. Elles préoccupent au premier chef les ingénieurs, mais elles sont aussi d'une importance capitale pour l'ensemble des Québécois, car la capacité d'innovation d'une société est un pilier de sa prospérité.

Comprendre les délocalisations de services

Les développements technologiques de la dernière décennie ont rendu possible pour une entreprise de faire effectuer certaines tâches à des milliers de kilomètres de son centre d'exploitation tout en les intégrant à son flot de travail. Dans certains domaines de haut savoir, il existe une main-d'oeuvre qualifiée de plus en plus abondante dans des pays à faible coût comme l'Inde ou la Chine.

Les délocalisations prennent la forme d'investissements dans des filiales étrangères ou, la plupart du temps, d'impartition de tâches précises à des firmes basées outre-frontière. Les entreprises qui adoptent cette stratégie le font d'abord pour tirer parti des bas salaires, mais la qualité de la main-d'oeuvre spécialisée dans les pays émergents s'accroît rapidement. Il faut dire que les risques liés à l'environnement d'affaires de ces pays représentent un «pensez-y bien» pour les gestionnaires.

Selon les calculs que nous avons faits à partir d'une étude du McKinsey Global Institute, nous estimons à 280 000 le nombre de personnes au Québec qui occupent des emplois de services ayant une chance potentielle d'être délocalisés. Parmi ceux-ci, nous estimons que le nombre d'emplois que les entreprises québécoises pourraient pourvoir à l'étranger entre 2003 et 2008 s'élève à environ 20 500.

Il importe de noter qu'un poste pourvu à l'étranger n'est pas nécessairement perdu ici. Si on met ces chiffres en relation avec le total des emplois ou le taux de roulement naturel des travailleurs, ils ne sont pas alarmants. D'un point de vue politique, la perception est tout autre. Aux États-Unis, par exemple, les délocalisations provoquent beaucoup de remous dans l'opinion depuis quelques années.

Les délocalisations en ingénierie

Ce n'est pas d'hier que la profession d'ingénieur au Québec est ouverte à la concurrence mondiale. L'énorme développement de l'offre d'ingénieurs dans des pays émergents, lié à celui des technologie qui rendent possible leur intégration au processus d'ingénierie d'entreprises nord-américaines, change toutefois considérablement la donne.

Ce ne sont pas toutes les tâches d'ingénierie qui peuvent être délocalisées. Plusieurs requièrent un contact avec le milieu d'intervention ou une collaboration étroite avec les clients ou les autres secteurs d'une entreprise. Par contre, certaines tâches plus routinières ou standardisées peuvent être confiées à des ingénieurs à l'autre bout du monde. Parfois, cette distance représente même un avantage alors que des équipes se relaient 24 heures sur 24.

Dans ce marché global de l'impartition en génie, l'Inde s'est taillé une place enviable et les firmes indiennes font des efforts considérables pour répondre à la demande massive pour leurs services. Les différences de coûts sont impressionnantes. En Inde, un ingénieur en début de carrière coûte de 6000 à 10 000 $US par année. [...]

Lorsqu'on voit les chiffres sur le nombre de diplômés en génie qui sortent annuellement des universités chinoises et indiennes, on est tenté de conclure qu'il s'agit d'un véritable tsunami qui ensevelira tous les ingénieurs des pays à coûts élevés. Pourtant, un examen plus attentif révèle que le nombre de jeunes ingénieurs qui peuvent effectivement fournir un travail acceptable pour les entreprises multinationales occidentales ne représente qu'une fraction de ce total (10 % en Chine, 25 % en Inde).

Ainsi, l'étude de McKinsey citée ci-dessus chiffre à 734 000 l'offre potentielle d'ingénieurs qualifiés, de technologues et de programmateurs dans les pays à faibles coûts qui pourraient occuper de tels postes en en 2008. De ceux-là, on estime à 596 000 l'offre d'ingénieurs et de spécialistes apparentés des pays émergents qui devraient être engagés par des firmes occidentales en 2008.

Pour le Québec seulement, nous estimons à 6400 le nombre de tels postes délocalisés par des entreprises québécoises en 2008, dont environ 30 à 40 % seraient des emplois normalement occupés par des ingénieurs certifiés.

Un appel à une politique industrielle cohérente

Ceci se traduira-t-il par des pertes nettes d'emplois? Dans l'hypothèse d'une stagnation de la demande d'ingénieurs par les entreprises québécoises, oui, mais une croissance modeste d'environ 1 % par année de la demande d'ingénieurs pourrait suffire à compenser ces délocalisations et se solderait par un gain net de 1200 emplois. En présence d'une forte concurrence étrangère, tout relâchement de la demande pourrait entraîner des mises à pied, des pressions à la baisse sur les salaires, voire les deux à la fois.

Si, par contre, la demande croît plus vite que l'offre interne, les entreprises devront consolider leurs partenariats étrangers en impartition, ce qui affaiblirait d'autant le développement d'une expertise québécoise essentielle au maintien et au développement de notre capacité d'innovation.

Malgré les succès du génie québécois devant la concurrence internationale, la vague actuelle de la mondialisation, marquée par les délocalisations, exige qu'on y accorde une attention particulière. [...] Même si les scénarios catastrophistes ne tiennent pas la route, il importe de prendre des moyens énergiques pour faire face à cette nouvelle donne globale et en tirer le meilleur parti possible. En effet, au jeu des délocalisations, les pertes potentielles sont substantielles, mais les gains potentiels le sont aussi.

Si le Québec mise juste et favorise le développement des cerveaux dont dépendent les secteurs de pointe à forte valeur ajoutée, s'il entretient un environnement d'affaires attrayant, il n'est pas dit qu'il ne pourra pas profiter au solde des migrations d'emploi de haut savoir et en ressortir plus fort. Pour ce faire, il faudra éviter de céder à la tentation protectionniste et mettre en place des politiques industrielles adaptées à ce nouveau contexte.

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