À propos de la Grande Bibliothèque - Petites leçons de choses à méditer
Le décalage horaire induit presque toujours des effets pervers, dont le mieux connu est une somnolence souvent fatale à la clarté des idées. Selon mon explication la plus charitable, tel était l'état du Devoir quand les responsables de sa rédaction ont résolu de consacrer rien de moins que le fracas de la une, le samedi 5 octobre, au sort apparemment affreux de la Bibliothèque nationale de France où, selon le titre, «le Français moyen n'a pas répondu à l'appel». Au cas où le lecteur du Devoir ne pourrait penser par lui-même, l'auteur du chapeau coiffant le texte de Caroline Montpetit souligne lourdement: «Petites leçons de choses à méditer.» L'injonction m'étant destinée, j'obéis.
Deux ans, donc, après que la plupart des autres médias québécois se furent livrés à des prédictions apocalyptiques en comparant le projet de la Grande Bibliothèque du Québec à celui du bâtiment fort éprouvé de la Très Grande Bibliothèque française, et deux ans après qu'ils eurent à peu près tous cessé de faire peur au monde en réalisant que le concept de notre institution et le programme du futur bâtiment étaient fort différents du modèle français, Le Devoir arrive en banlieue de ce débat éculé et annonce de façon subliminale le pire. L'occasion? Surtout pas un reportage, surtout pas une incursion à la Bibliothèque nationale du Québec, surtout pas une analyse comparative un peu informée. Non, on a saisi au vol la rumeur entourant un livre récemment paru au Seuil, La Véritable Histoire de la Grande Bibliothèque, dont l'auteur est François Stasse, directeur général de la BNF de 1998 à 2001. Polémique mais rigoureux, intéressant et souvent divertissant, l'ouvrage est un de ces brûlots franco-français dont les intellectuels de l'Hexagone ont le secret. Il retrace la genèse du bâtiment, s'attarde longuement aux erreurs des architectes et aux intrigues de palais, expose le flou du concept. L'une de ses thèses centrales, partout répétée depuis la parution du livre et contraire au message même du Devoir, est que ce scénario «ne pouvait se produire ailleurs qu'en France». Autrement dit, la conclusion brève et sans appel de Mme Montpetit — «Voilà des considérations qui valent autant pour le projet d'une grande bibliothèque ici» — ne peut être plus éloignée de l'intention et du propos de M. Stasse.Hommage senti
Plus encore, ce livre, qu'on interprète au journal comme un constat d'échec de la Bibliothèque nationale de France, conclut tout le contraire et rend un hommage senti au président François Mitterrand, l'instigateur du projet. Voici, au texte jamais cité samedi dernier, ce qu'écrit l'ancien directeur général. Le public dispose désormais «d'un outil d'une qualité telle qu'il en existe peu dans le monde». Et encore, en toutes lettres: «Le plus étonnant dans cette affaire, c'est qu'à la fin, après bien des péripéties, ça marche. Cela doit vouloir dire que l'âme française n'est pas seulement rêveuse ou arrogante mais possède aussi quelques atouts qui font que les TGV roulent, qu'Ariane décolle et que la BNF fonctionne.» Tel est d'ailleurs l'avis à peu près unanime de ses chercheurs et de ses usagers qui, malgré les énormes difficultés de départ, affirment aujourd'hui d'enquête en sondage qu'ils sont satisfaits.
Quant à ce qui chicote Le Devoir, ce qui l'amène à nous prescrire solennellement la méditation comme prophylactique à nos péchés annoncés, c'est le fait que «le Français moyen n'a pas répondu à l'appel». Certes, M. Stasse en fait le constat, mais moins pour le déplorer que pour voir une «utopie démocratique» dans l'espoir initial d'attirer le grand public étant donné le type d'édifice que préparait la BNF. Son analyse, dès lors, ne peut être applicable à la Grande Bibliothèque de la BNQ puisque les prémisses des projets ne sont pas les mêmes. Ce que Le Devoir sait et tait des dispositifs comparés des deux grandes bibliothèques — l'une étant toutefois dix fois plus petite que l'autre et devant coûter vingt fois moins cher — à l'égard du «grand public» invalide la leçon qu'il veut nous donner.
Rayonnement
La BNF est, depuis toujours, une extraordinaire bibliothèque de recherche, dont le rayonnement dépasse de loin, à cet égard, celui de la plupart des institutions du genre dans le monde. Son nouveau bâtiment, dans un effort d'élargissement de l'accès à ses richesses autrefois réservées aux seuls chercheurs dûment inscrits, propose désormais des espaces ouverts à un public plus large, mais l'institution reste d'abord vouée à la science et la culture en toutes disciplines. Voici ce que le bâtiment offre au public plus récemment admis qui doit, rappelons-le, être d'âge adulte et payer l'équivalent de 5 $ par jour à l'entrée: la consultation sur place de quelque 300 000 ouvrages en diverses disciplines mais non la consultation de la collection nationale, réservée aux chercheurs, l'accès informatique aux catalogues de la BNF mais non à l'Internet, l'aide de bibliothécaires, deux superbes salles d'exposition où l'accès est toutefois payant, un programme de conférences de haute volée bien servi par deux auditoriums, une incomparable atmosphère d'étude, une petite librairie, un coin sandwich. Malgré la sobriété de l'offre, les 1600 places assises sont presque toujours combles et il faut prendre un numéro pour y avoir accès quand l'une se libère. Ces espaces sont typiques d'une bibliothèque d'étude de la plus haute qualité, elles en ont le climat, et il n'y a dès lors rien de surprenant à y rencontrer un grand nombre d'étudiants, ce qui semble agacer M. Stasse. Mais ils ont aujourd'hui de 16 à 90 ans, comme c'est le cas en nos contrées, et depuis quand est-ce une tare d'être en état d'apprentissage?
La Grande Bibliothèque de la Bibliothèque nationale du Québec, comme l'article fait semblant de l'ignorer, a été et est toujours au départ une grande bibliothèque publique. Certes, elle offrira de surcroît des services aux chercheurs aujourd'hui mal logés dans les espaces publics de l'ancienne BNQ, mais les plus spécialisés d'entre eux continueront à fréquenter notre centre de conservation de la rue Holt, équipement de pointe dans l'arrondissement Rosemont, où se situera notre direction de la recherche. Le bâtiment du centre-ville s'adressera donc d'abord au «grand public», et voici ce qu'il lui offrira: le plein accès à la consultation de la collection nationale, qui ne sera réservée à aucune clientèle en particulier, mais encore, mais surtout, la gamme complète des services des grandes bibliothèques publiques de type nord-américain. Différence énorme, qui crève les yeux, il s'agira d'une bibliothèque de prêt, où chacun pourra non seulement se servir et apporter chez soi un ou plusieurs des quelque 750 000 ouvrages de la collection universelle et publique mais trouver son bonheur parmi des milliers d'autres documents sur tous supports (disques, cédéroms, vidéos, etc.). Et encore? Une vaste médiathèque des jeunes, où seront admis et animés même les poupons, des centaines de postes informatiques et d'accès à Internet, une vidéothèque, une phonothèque, une logithèque, un laboratoire de langues, une bibliothèque de livres rares et précieux, une bibliothèque d'économie et affaires, un service d'accueil aux immigrants, une bibliothèque de généalogie, un centre emploi-carrière pour les jeunes, des collections générales et spécialisées dans toutes les disciplines en sus de collections multilingues, des salles d'initiation aux nouvelles technologies, un auditorium et un centre de conférences à usage des groupes culturels, une magnifique salle d'exposition ouverte et accessible, un programme d'animation culturelle pour tous les âges, un guichet unique de services aux personnes handicapées de la vue, des services d'accueil à certaines populations aux besoins spécifiques en lien avec des groupes communautaires, un centre de ressources pour les bibliothèques publiques, un café-bistro, une boutique, une promenade de bouquinistes et des heures d'ouverture jusque tard en soirée pour les espaces les plus fréquentés. Et j'en passe, et tout cela sera accessible gratuitement.
Effet de mode
Quiconque a suivi de près l'évolution du programme de la Grande Bibliothèque — et c'est curieusement le cas de Mme Montpetit, dont j'ai toujours apprécié l'exactitude — sait donc que nos vastes espaces publics sont inspirés du meilleur des grandes bibliothèques de notre continent, notre formule voulant au surplus s'enrichir de l'expérience culturelle européenne. Or ces superbes lieux de rassemblement dans la ville que sont les nouvelles bibliothèques américaines n'éprouvent aucun problème de fréquentation par «l'Américain moyen». Elles sont plutôt aux prises avec le problème inverse, celui d'une «surfréquentation» — si tant est que cela soit un problème —, et certaines des plus grandes travaillent déjà à des ajouts devenus indispensables. À moins de croire que la «distinction» québécoise sera de bouder une telle offre pendant qu'un continent plus futé en profite, il n'en sera pas autrement chez nous.
Alors, quel taon d'automne a piqué Le Devoir? La réponse m'est suggérée par l'ouvrage même de M. Stasse, dans un chapitre important passé sous silence absolu au journal, et pour cause. Il s'intitule «La mode du dénigrement», pages édifiantes sur ce que l'auteur appelle «les moutons médiatiques». Passant en revue le sottisier de journalistes qui se piquent d'un média à l'autre les «faits» les moins vérifiés et les automatismes d'analyse, il y va allègrement. «Un irrésistible effet de mode exigeait que l'on donnât de la BNF l'image la pire possible. La conséquence de cette mode, outre de saper le moral des usagers de la BNF et de son personnel, fut de creuser un écart de plus en plus grand entre ce qui se disait de la bibliothèque et la réalité. Ainsi, plus le temps passait, plus l'information livrée à l'opinion était inexacte.» Le Devoir, céder à un effet de mode? Comme il le suggérait si bien samedi, il y a là de «petites leçons de choses à méditer».