Bouleversement de la programmation de la chaîne culturelle - Radio-Canada, la culture et l’éducation
Peu après le lock-out de Radio-Canada, la direction de la Radio française de Radio-Canada entreprenait une série de réformes dans la programmation de la chaîne dite culturelle, ce qui se traduisit par la disparition d’émissions telles que Passages animée par Jean Larose ou Paysages littéraires animée par Stéphane Lépine.
Sans nous lancer dans une discussion du contenu intrinsèque d’émissions comme Passages ou Paysages littéraires, ni des autres programmes qui disparurent de la grille horaire de la chaîne culturelle, nous voulons plutôt exprimer l’avis selon lequel de tels changements ne sont pas de simples modifications cosmétiques. Ils révèlent une façon de faire qui conduira, à plus ou moins brève échéance, à la disparition de tout type d’émission associée au domaine de la culture et des sciences humaines.Par là, nous voulons dire des émissions dont le sujet et l’approche exigeraient un temps d’antenne important et une heure d’écoute déterminée pour la raison même qu’elles supposent une analyse spécialisée.
Supposons toutefois que la direction de la Radio française de Radio-Canada ne fasse preuve d’aucune mauvaise volonté. Son but n’est pas la disparition des émissions culturelles. La direction de Radio-Canada ne veut pas abandonner le domaine de la pensée. Son objectif est de maintenir la place de la culture par l’entremise d’émissions d’information et de réflexion d’un nouveau genre, ce qui suppose la disparition d’émissions spécialisées à des heures bien précises. Pourquoi produire des émissions de deux heures alors qu’une demi-heure peut suffire à dire l’essentiel? De cette façon, on couvre un grand nombre de domaines et on se ménage des pauses musicales. Le public sera informé, le public sera content. Et le public a le droit d’être informé, tout comme il a le droit d’être content.
Supposons que ce soit bien là la volonté de la direction de Radio-Canada: un bon équilibre entre l’information, la réflexion et la musique. Est-ce une bonne stratégie? Non. Pourquoi? Parce que la fragmentation de l’information et de la réflexion donne nécessairement des résultats insatisfaisants. Parce que ni l’information, ni la réflexion ne sauraient être de qualité sans l’éducation: pour le dire autrement, l’information n’a de sens que si elle permet aux individus un jugement éclairé sur les faits, et ce jugement n’est possible que si les faits sont expliqués, mis en contexte et évalués. Tout cela demande du temps. Que ce soit dans le domaine des arts et des lettres, de la philosophie, de l’histoire, de la pensée politique, de la sociologie, de la vulgarisation scientifique, qu’il s’agisse d’un débat d’idées, de l’analyse d’une oeuvre musicale, visuelle ou littéraire, il n’existe aucun domaine des sciences humaines ou de la culture qui puisse être réellement intelligible si nous n’y consacrons pas un temps suffisant.
La direction de Radio-Canada semble avoir délaissé la tâche de fournir aux auditeurs les éléments nécessaires à la formation d’un jugement critique sur le monde qui les entoure au profit de ce qu’elle nomme l’information. Ainsi, des noms tels que ceux de Paul-Émile Borduas, Max Weber, François Hertel, Francis Bacon, Robert Musil ou Claude Vivier seront encore prononcés sur les ondes.
De même, avec un peu de chance, nous entendrons peut-être parler des développements récents en histoire des idées au Québec, de la différence entre l’islam et l’islamisme, de nouveaux enregistrements d’oeuvres électroacoustiques des années 70, des films d’une certaine «nouvelle vague» japonaise ou encore du débat entre Bernard Lewis et Edward Saïd.
Par contre, nous ne saurons rien de ce qu’apporte de réellement nouveau cette «nouvelle vague», ni non plus des problèmes posés par l’émergence des mouvements islamistes en Asie. Nous ne saurons rien des enjeux soulevés par le débat Lewis/Saïd, ni de la complexité des questions politiques et économiques au Moyen-Orient. Nous ne saurons rien des raisons expliquant l’apparition des sciences expérimentales à la fin de la Renaissance.
Certes, nous saurons que Beethoven a brisé le cadre du classicisme, mais on ne saura pas comment. Nous saurons que les Allemands viennent de reporter Schröder au pouvoir, mais nous ne saurons rien de la situation politique en Allemagne. Nous saurons que Radio-Canada est en train de mourir, et on se demandera longtemps après sa disparition, dans les chaumières, ce que diable il a bien pu se passer. Nous ne saurons rien et nous oublierons tout car la fragmentation de l’information, l’absence d’analyse sérieuse, ne nous enseignent qu’une seule chose: une idée est une idée parmi d’autres, un problème est un problème parmi d’autres. Pourquoi s’intéresser à une chose plutôt qu’à une autre? Le mieux est de tout savoir sans rien savoir du tout. Voilà comment la direction de Radio-Canada semble concevoir l’avenir!
Pourquoi? Parce que la direction de Radio-Canada a fait, sans consulter personne, le pari que des émissions exigeant une analyse spécialisée ne peuvent plaire qu’à un étroit public spécialisé — ce en quoi on ne voit pas comment elle aurait raison, à moins d’abandonner l’idée qu’une chaîne culturelle appartenant à l’État a pour première fonction l’éducation des citoyens. Nous ne voulons pas dire par là que les citoyens sont ignares et qu’il faut les instruire. Ce qu’il faut comprendre ici est que sur certains sujets, certains spécialistes en savent plus que nous et qu’il est nécessaire de leur accorder une tribune si nous voulons apprendre quelque chose. Ce que nous demandons à la radio d’État n’est donc en rien une forme de paternalisme, mais simplement d’occuper la place qui lui revient et qu’elle doit occuper.
Or, informer les gens de l’existence d’une oeuvre d’art donnée ou d’un théorème mathématique n’est pas suffisant: on doit également expliquer ces notions pour qu’elles prennent un sens. Cela demande du temps, ainsi que des heures d’écoute favorables et des invités spécialisés dans le domaine que l’on cherche à faire connaître. Seule une radio d’État peut permettre ce genre de choses. Aucune personne responsable ne peut apprécier ce saupoudrage de brèves émissions vaguement culturelles où le rire et la bonne humeur sont devenues des fins en soi, comme c’est maintenant l’usage.
Reste, comme d’habitude, l’éternel et ennuyeux débat concernant le rôle de la culture et de la place des intellectuels au Québec. Pourquoi s’intéresser à la culture, puisque le public ne s’y intéresse pas? Pourquoi vouloir exiger quelque chose du public, puisque le public n’est pas exigeant? Voilà ce que semble nous dire la direction de Radio-Canada. Qu’en sait-elle, au juste? Elle le sait, ou plutôt elle le prédit. Retirez du menu un plat qui auparavant était apprécié, voire populaire, attendez que la colère des clients s’apaise un peu, et vous verrez qu’ils n’en demanderont plus, parce qu’ils auront compris qu’il ne sert à rien de demander l’impossible. Tout se passera donc comme si ce qui n’existe pas, ou, comme dans le cas présent, n’existe plus, n’est pas possible. Voilà un bien étrange raisonnement, que nul n’est tenu d’approuver, à commencer par les signataires de cette lettre. Et nous savons que nous ne sommes pas les seuls.