Un Québec fou de son territoire
Les week-ends de l’été, l’équipe éditoriale propose une réflexion sur les enjeux qui façonneront notre monde dans les prochaines années. Des défis individuels et collectifs nous interpelleront sans cesse sur ces questions de société que nous aborderons sous l’angle des solutions, dans la mesure du possible. Aujourd’hui : l’occupation du territoire.
Le sort de l’école d’Esprit-Saint tient à un élève. Un ! Sans cet hypothétique et espéré enfant, la petite municipalité du Bas-Saint-Laurent se verra privée d’un élément clé de son dynamisme au moment même où le gouvernement caquiste veut y dépêcher un agent… de revitalisation ! Le paradoxe, rapporté par Le Devoir, encapsule suprêmement le défi qui attend le Québec s’il veut tirer le meilleur de son territoire.
Détail qui ne manque pas de sel, Esprit-Saint abrite le Centre de mise en valeur des Opérations Dignité, en mémoire des villages qui se sont levés jadis pour résister à la vague d’expropriations et de fermetures forcées des années 1970. Nous n’en sommes plus aux solutions simplistes servies aux lance-flammes. « Fermer » des régions n’a plus la cote. On a compris que la dévitalisation se soigne mal en grattant la plaie ou en l’amputant de ses membres malades.
Pas plus qu’on ne voit encore un salut dans le déracinement des familles de leur coin de pays clairsemé au prétexte que les grandes villes manquent de têtes et de bras. D’abord, on sait trop bien que les villes débordent et que, si elles veulent encore grandir, ce ne doit pas être en s’étalant, mais en se densifiant. Ensuite, et c’est là un espoir pour Esprit-Saint, on a vu que la poignée de modèles d’aménagement qu’on imaginait immuables pouvaient s’adapter à mille hybridités, dématérialisation et télétravail aidant.
Longtemps nos réflexes décisionnels en matière d’aménagement auront été strictement comptables. Dans un texte publié dans Le Devoir en 2019 et qui n’a pas pris une ride, le professeur retraité Bernard Vachon rappelait déjà combien nos indices de vitalité captent mal la « dynamique underground » des petites localités tissées serrées par la magie d’une ruralité conciliant « innovation, vivre-ensemble, économie productive, économie présentielle et écologie ».
Dans un texte éclairant paru en janvier dernier, le spécialiste en développement local et régional en rajoutait en pressant nos décideurs de s’affranchir du sacro-saint mouvement de concentration de la population et de l’activité économique dans les grandes agglomérations urbaines. Il faut dire que la liste des maux qui y sont associés a de quoi faire frémir : spirale foncière, congestion endémique, stress, pollution et violence exacerbés, étalement urbain, banlieues malades, perte massive de terres agricoles, n’en jetez plus, la cour est pleine !
À son avis, le monde de demain gagnerait à adopter un modèle multipolaire fondé sur la consolidation, l’attractivité et la compétitivité des villes secondaires et tertiaires en région, dynamique au sein de laquelle les grandes villes et les petits villages trouveraient également leur compte. On pourrait ajouter à cet élan la multiplication des laboratoires vivants et autres programmes de création de richesse communautairequi font des merveilles en faisant converger, à petite échelle, les intérêts économiques, sociaux et environnementaux.
Ce sur-mesure dépasse largement ce que le gouvernement caquiste propose avec sa Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire dépoussiérée. Il y a du bon pourtant dans cette politique qui permettra d’instaurer un salutaire système de bilans et de monitorage. Mais on aimerait pouvoir compter sur un regard extérieur et indépendant pour conseiller le gouvernement. Car notre territoire est vaste, et tout ce luxe de kilomètres nous a tenus dans une certaine paresse.
Il faut combattre ce mélange de vertige et de laisser-aller qui nous a fait croire que tout pouvait se racheter ou être remis à demain. L’heure est au retroussage des manches. Il ne faudra pas se laisser aveugler par le clinquant du tout nouveau, tout beau. Le Québec compte une panoplie de lieux, privés ou publics, dont la grâce passée peut encore être rafraîchie, voire améliorée. Il tarde d’ailleurs d’en faire un inventaire digne de ce nom. C’est tout de même un comble qu’on en sache si peu sur ces ouvrages qui nous tiennent lieu de refuge, de communion et de partage.
Les choix à faire s’annoncent ainsi complexes. Et ils ne pourront pas tarder. Les grandes richesses du Québec, ses espaces boisés, ses eaux généreuses, ses terres arables, pourraient vite devenir autant de talons d’Achille, alors que nous entamons l’ère d’ébullition climatique. Érosion, intensification des feux de forêt, inondations soudaines : les chantiers s’accumulent déjà plus vite qu’on arrive à les boucler, que ce soit à la ville ou à la campagne. Sans oublier l’épineuse question de la qualité architecturale, qui accuse des retards abyssaux et à laquelle les caquistes ont promis de s’attaquer.
Reconfigurer l’espace habité pour le rendre plus résilient et humain nécessitera une cohérence et une exemplarité sans faille. De l’imagination, bien sûr, mais également un refus net de tout raccourci et de toute facilité. Quelque chose comme une vision, quoi.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.