Martine Biron ne devrait pas légiférer sur le droit à l’avortement
La ministre de la Condition féminine, Martine Biron, envisage de faire du droit à l’avortement au Québec un intouchable « sacralisé » en l’enchâssant dans une loi. Si louable soit l’intention de départ, la ministre devrait se raviser et concéder, comme le clament juristes, expertes et groupes de femmes, que non seulement la législation n’est pas nécessaire, mais qu’en plus elle risquerait d’ouvrir la porte à un affaiblissement du droit à l’avortement.
L’histoire est riche d’enseignements tout chauds qui invitent à la prudence. Aux mains de gouvernements mal avisés quant au libre choix des femmes, même une loi d’apparence robuste peut être anéantie. Avec une majorité ultraconservatrice bien installée à la Cour suprême des États-Unis, l’arrêt Roe v. Wade a volé en pièces il y a tout juste un an, laissant le droit des femmes américaines de disposer librement de leur corps en berne.
Le Québec, évidemment, est loin de ce scénario catastrophe, avec au contraire une classe politique totalement pour le libre choix des femmes, toutes allégeances confondues. Mais les mises en garde lancées par le Barreau du Québec à la ministre Biron transpirent le gros bon sens : d’abord et avant tout, un ajout législatif ou une loi pour réaffirmer le droit à l’avortement ne sont pas nécessaires, car l’accès à l’interruption volontaire de grossesse au Québec n’est ni menacé ni échoué au fond d’un « vide juridique ». Ensuite, et surtout, légiférer pourrait ouvrir la porte à d’éventuelles limitations de ce droit, ce qui en fin de compte viendrait complètement détruire l’intention de départ. Dans Le Devoir, l’experte Louise Langevin recommande sagement de ne pas « réveiller l’ours qui dort ». Aujourd’hui même, des groupes de femmes implorent Martine Biron de ne pas jeter ce pavé dans la mare.
À pareille date l’an dernier, le premier ministre Justin Trudeau s’était lui-même ravisé après avoir flirté avec l’idée de légiférer sur le droit à l’avortement. Les détracteurs de son projet lui avaient exprimé exactement les mêmes réserves : plutôt que de solidifier un droit par ailleurs non menacé, car protégé par la Charte, l’existence d’une loi ne risquerait que de l’affaiblir sous un gouvernement anti-choix, exactement comme on l’a vu dans nombre d’États américains.
La menace anti-choix n’est pas une vue de l’esprit au Canada. Depuis 1988, année où l’avortement a été décriminalisé, les tentatives de rogner le libre choix des femmes en santé reproductive ont été multiples, et ont pris la forme de dizaines de projets de loi privés présentés majoritairement par les conservateurs. Le dernier vient tout juste d’être battu à la Chambre des communes. Il s’agissait du projet de loi C-311 de la conservatrice saskatchewanaise Cathay Wagantall, qui, sous un motif fallacieux de « sécurité publique » — réclamer des peines plus sévères lorsqu’une femme enceinte est victime d’un acte criminel —, tentait pour une quatrième fois d’établir les droits du foetus en visant subtilement la mère.
D’autres l’ont souligné à juste titre : si Mme Biron veut poser un geste significatif, symbolique et sacré pour le droit à l’avortement, eh bien qu’elle s’intéresse sur le terrain à l’accessibilité aux services, qui ne sont pas, de l’avis de tous les groupes oeuvrant sur la première ligne, répartis de manière équitable à travers le Québec. Pour cela, nul besoin d’une loi. Des ressources, de la volonté politique et de bonnes intentions devraient suffire. De tout cela, Martine Biron semble ne pas manquer.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.