La contre-offensive qui ne dit pas (encore) son nom

Elle n’a pas encore dit son nom, mais les signes sont parlants en ces premiers jours de juin 2023. Que l’Ukraine soit maintenant prête à lancer la contre-offensive qu’elle prépare depuis des mois, le président Volodymyr Zelensky n’a pas hésité à l’affirmer samedi en entrevue au Wall Street Journal. Un premier signal a été envoyé dans le sud du Donbass dans la nuit de dimanche à lundi, non pas avec « l’offensive de grande envergure » que Moscou prétend avoir vaillamment repoussée, mais plutôt sous la forme d’attaques exploratoires visant dans un premier temps à tenter de couper les lignes russes là où elles sont le plus fragiles.

La guerre est en une de l’information et Kiev doit forcément brouiller les pistes. Quoi qu’il en soit, le correspondant du Guardian citait lundi des « blogueurs militaires russes ultranationalistes », à commencer par Igor Guirkine, l’un des plus bavards, selon lesquels les tanks ukrainiens auraient bel et bien réussi à faire une ou des percées.

La société ukrainienne entre dans son deuxième été meurtrier en priant pour que ce soit le dernier. Soutenue à bout de bras par les Occidentaux, la contre-offensive qui se dessine dans le brouillard de la guerre ne peut pas échouer. Kiev fait face, en tout cas, à un ennemi qui est à peu près partout sur la défensive, 15 mois après le début de l’invasion russe. Preuve toute fraîche en est la destruction du barrage Kakhovka, sur le fleuve Dniepr, dans la nuit de lundi à mardi. Il fait peu de doutes que l’armée russe en soit responsable, s’agissant d’empêcher les forces ukrainiennes d’avancer sur la Crimée, annexée par Moscou en 2014. À Kiev, ce sabotage présente un défi stratégique considérable. En cela que les inondations qui s’ensuivent feront des dégâts graves sur les plans humains et écologiques. Le geste témoigne à nouveau de l’affolement destructeur qui dicte le comportement de Moscou.

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Sur le terrain de la guerre psychologique, l’Ukraine annonce sa contre-offensive depuis quelques semaines en faisant savoir au commun des Russes qu’il n’est pas à l’abri.

Par drones interposés, d’abord. Deux ont visé le Kremlin, le 3 mai, sans faire trop de dégâts, mais non sans impact symbolique. La semaine dernière, entre 8 et 25 autres drones, selon les sources, ont été interceptés au-dessus de Moscou, la plupart visant de beaux quartiers de l’ouest et du sud-ouest de la capitale, dont l’un à quelques minutes de voiture de la résidence de Vladimir Poutine.

Ensuite, par bombardements et incursions en sol russe, dans la région frontalière de Belgorod, ce qui n’est pas sans agacer les Occidentaux, soucieux de contenir l’escalade avec Moscou. Or, il appert que des véhicules blindés américains, notamment, ont servi lors de ces attaques. Reste que, pour tout l’agacement que Washington, Londres et Paris ont ostensiblement affiché au sujet de l’utilisation offensive de leurs armes, les Ukrainiens n’ont pas perdu la liberté d’en faire à leur tête.

Considérant que Vladimir Poutine a lancé en février 2022 son « opération spéciale » au nom de la « dénazification » de l’Ukraine, il n’est pas, en l’occurrence, sans ironie que les attaques sur le terrain menées dans la région de Belgorod le soient par deux organisations russes anti-Poutine d’extrême droite : le Corps des volontaires russes (RDK), une organisation manifestement suprémaciste et néonazie, et la « légion Liberté de la Russie », une force ultranationaliste à peine plus recommandable. M. Poutine est ici dans la position de l’arroseur arrosé.

Poutine délire quand il affirme à l’appui de son agression que le régime ukrainien est nazi — d’autant plus que Zelensky est juif. Il se trouve néanmoins, et ce n’est pas anodin, que ces deux petites milices ont été intégrées aux forces armées ukrainiennes, illustrant à nouveau la disposition de l’establishment à faire l’impasse sur la présence de tels courants au sein de son armée.

C’est une armée qui, en certains de ses quartiers, a un rapport ambigu au nazisme et à son imagerie. Pour avoir souffert sous le joug de la dictature soviétique, beaucoup d’Ukrainiens accueillirent au départ les nazis en libérateurs en 1941. Ce passé empreint une partie de la conscience nationale. Sur le plan politique, ce sont des démons qu’il faudra dompter, le jour où les armes se seront tues.

La contre-offensive se dessinant, il est impératif qu’elle prépare à terme, sur le plan diplomatique, une sortie de guerre. Les alliés de Kiev, qui multiplient les tractations, en sont manifestement conscients.

Maintenant centenaire, l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, promoteur impénitent d’une realpolitik sans états d’âme, a prédit en entrevue à CBS que des négociations russo-ukrainiennes auront lieu d’ici la fin de l’année, avec probables gains territoriaux pour l’Ukraine, mais à l’exclusion de la Crimée. C’est ce que d’autres affirment aussi, comme l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine, s’agissant d’en arriver à « la paix la moins injuste et la plus durable possible ». De manière, cela conclut, à se mettre à reconstruire.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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