Les ornières

Le français continue d’être le parent pauvre des langues officielles au Canada, « une langue secondarisée », constate une fois encore le commissaire Raymond Théberge, qui a publié cette semaine son rapport annuel.

Les rapports se suivent et se ressemblent : ils confirment l’absence d’amélioration au sein des institutions fédérales quant au respect de la Loi sur les langues officielles et à la place laissée au français. Depuis 2018, année de la nomination de Raymond Théberge à ce poste de commissaire, le nombre de plaintes n’a cessé d’augmenter.

Au regard des plaintes, l’asymétrie entre la situation de l’anglais et du français se confirme. Sans surprise, la grande majorité d’entre elles, qu’elles portent sur la prestation de service, les communications avec le public, la langue de travail ou les exigences linguistiques des postes dans la fonction publique, vise des accrocs touchant le français.

Pour Air Canada, cancre parmi les cancres, l’année 2022-2023 fut un sommet en dix ans, si on exclut l’afflux de plaintes lié l’année précédente au discours prononcé en anglais à Montréal par son p.-d.g., Michael Rousseau. D’une façon générale, ce sont les voyageurs, s’ils ont le malheur de demander à être servis en français, qui écopent. Les aéroports, l’Agence des services frontaliers du Canada et l’administration canadienne de la sûreté du transport aérien figurent parmi les fautifs.

Dans la fonction publique, le bilinguisme régresse. Alors que c’était un comité de ministres appuyé par des sous-ministres qui était chargé de faire progresser l’enjeu des langues officielles dans l’administration, ce rôle a été dévolu à un comité de sous-ministre adjoint, ce qui envoie à l’ensemble de la fonction publique le signal que « les langues officielles n’ont plus, de nos jours, le caractère prioritaire qu’elles revêtaient auparavant », déplore le commissaire. Il note également l’absence d’exigence linguistique claire pour la nomination des sous-ministres. Il souligne que le sondage statutaire effectué auprès des fonctionnaires fédéraux ne leur demande plus, depuis 2017, s’ils se sentent libres de rédiger leurs documents dans la langue officielle de leur choix.

Raymond Théberge compte beaucoup sur les nouveaux pouvoirs que lui confère le projet de loi C-13, adopté à la mi-mai par la Chambre des communes. En outre, le commissaire trouve « intéressante » l’entente survenue entre Ottawa et Québec sur la langue de travail. Cet accord et la mention de la Charte de la langue française dans la loi fédérale avaient outré les représentants des Anglo-Québécois dont on ne peut dire, pourtant, que leur langue est menacée.

Pour l’heure, le commissaire n’a qu’un pouvoir de recommandation. Et on a vu avec quelle constance ses recommandations furent ignorées. La nouvelle loi donne au commissaire le pouvoir de signer des accords de conformité avec les contrevenants et de rendre des ordonnances. Le pouvoir d’imposer des amendes si ses ordonnances sont bafouées — ce que le projet de loi désigne sous le vocable de « sanctions administratives pécuniaires » — doit lui venir plus tard, après l’adoption d’un décret et d’un règlement. Il ne vise que les sociétés engagées dans des activités de transport. Le commissaire espère que la perspective de se voir imposer des amendes aura un effet sur une entreprise comme Air Canada. C’est à voir.

Pour ce qui est de la fonction publique fédérale, ce n’est pas les bonnes intentions qui manquent. Mais on sait que l’enfer en est pavé.

Plus de 50 ans après l’adoption de la loi, quelque 60 000 plaintes et des centaines de recommandations, « on n’a pas réussi à changer les comportements des institutions fédérales », a affirmé Raymond Théberge en conférence de presse. Et il faut dire qu’en 1969, au moment où Pierre Elliott Trudeau faisait adopter cette loi censée changer les choses, le Canada partait de loin. Il est encore bien loin.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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