À la chasse aux profs

La vérificatrice générale (VG) du Québec vient de déposer un rapport dévastateur sur la pénurie de personnel enseignant au primaire et au secondaire. L’audit de Guylaine Leclerc insiste sur le fait que, dans la course effrénée que mène le Québec contre le manque de professeurs dans les classes, le repli désespéré vers du personnel de moins en moins qualifié affecte directement la qualité de l’enseignement et, par ricochet, la réussite des élèves. Quant à mesurer l’ampleur du phénomène, impossible de le savoir, car l’un des constats les plus navrants de son analyse révèle que le ministère de l’Éducation avance dans l’ignorance de plusieurs données essentielles.

Dévastateur. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier la teneur de cet audit effectué dans quatre centres de services scolaires (CSS) et au ministère de l’Éducation sur l’un des phénomènes les plus âprement discutés en ce moment en éducation, soit le manque criant d’enseignants pour occuper l’ensemble des classes sur le territoire. Ce n’est pas une figure de style : chaque année, à la rentrée scolaire, parents et enfants avancent vers l’école la peur au ventre, redoutant de se heurter au mur de la classe vide. Le rapport de la VG confirme qu’en 2020-2021, plus du quart des enseignants qui ont travaillé étaient non légalement qualifiés. Sur ces 30 521 personnes, il y en a 26 743 pour lesquelles Québec ne dispose d’aucune information concernant leur profil. Aucune.

C’est la politique du désespoir, ni plus ni moins. Pour éviter la classe vide et l’interruption de service, les centres de services scolaires en sont réduits à embaucher n’importe qui, cela dit sans mépris pour le volontariat de ces enseignants d’un jour, d’une semaine, d’un mois, d’une année… Tant que le phénomène demeurait périphérique et circonscrit, personne n’a crié au drame. Mais avec plus de 25 % des « enseignants » répondant à ce profil, on peut maintenant tirer la sonnette d’alarme. La qualité de l’enseignement n’est pas une frivolité ; il s’agit du principal facteur de réussite d’un élève et de paravent au décrochage scolaire.

Si au moins on pouvait prétexter le caractère imprévu de cette saignée pour expliquer notre déconvenue collective face au phénomène ! Hélas, dès le début des années 2000, des indicateurs pointaient vers la pénurie qui frappe en ce moment de telle sorte qu’elle menace l’équilibre du réseau scolaire et fragilise sa mission première. Un nombre d’élèves en hausse, des départs à la retraite, un fort taux d’absentéisme en cours d’année scolaire — 2,1 millions de journées d’absence en 2020-2021, soit l’équivalent de 10 500 postes d’enseignants à temps complet —, un taux de persévérance insuffisant dans les programmes de formation des maîtres et la désertion de la profession très tôt en cours de carrière chez les nouveaux professeurs : tous ces facteurs façonnent ensemble la pénurie à laquelle nous faisons face.

La tentation de rogner sur les exigences d’embauche n’est pas nouvelle non plus. Dès 2004, le Conseil supérieur de l’éducation se disait préoccupé dans son avis Un nouveau souffle pour la profession enseignante par l’effet possible d’une pénurie sur la qualité de l’enseignement. En 2021, alors que le ministre de l’Éducation Jean-François Roberge devait se tourner vers des autorisations provisoires d’enseigner pour endiguer la pénurie, le même Conseil supérieur de l’éducation estimait que ces concessions sur la qualité de l’enseignement étaient trop importantes. Il osait même une hypothèse lourde de sens : dans un contexte de valorisation de la profession enseignante, concluait-il, « des accommodements de cette nature et d’une telle ampleur seraient d’emblée rejetés pour d’autres professions sur la base d’arguments relevant de la protection du public ».

Des directions d’école interrogées dans le cadre de la vérification confient qu’elles sont contraintes de maintenir à l’emploi des enseignants dont elles jugent les compétences insuffisantes. Ces mêmes directions d’école concèdent que, faute de temps, elles n’évaluent pas le travail des professeurs en poste. Dans ce brouillard indicible, ni les directions d’école, ni les CSS, ni non plus le ministère de l’Éducation ne sont outillés pour effectuer un portrait clair de la situation. Cela contrevient totalement à l’esprit et à la lettre de la Loi sur l’instruction publique.

La VG déplore en outre l’absence de plan d’action global ralliant tous les acteurs concernés, peu importent leurs dissidences, autour de l’urgence de la situation. Le ministère de l’Éducation affirme avoir créé en octobre 2022 une Direction de la planification de la main-d’oeuvre et des évaluations quantitatives qui a conçu depuis un « outil de prévision des besoins de main-d’oeuvre ». Il était temps ! Le cercle vicieux dans lequel tournoie le problème de la pénurie sera difficile à stopper. L’attractivité de la profession, que le manque d’enseignants atteint de plein fouet, est en chute libre, et les enjeux contemporains rattachés à l’école nuisent à l’entrée de nouveaux joueurs tout en poussant les acteurs en place vers la sortie plus tôt que prévu. Il y a péril en la demeure.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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