L’incivilité n’est pas une fatalité

L’aurions-nous déjà oublié ? Dans son rapport annuel déposé en septembre 2021, la protectrice du citoyen, Marie Rinfret, pressait nos ministères et nos organismes publics de « redoubler d’humanité et d’empathie » envers ceux qu’ils servent. Fragilisés par la pandémie, nous avions tous besoin d’un supplément de bienveillance. Mais les manchettes sont têtues : c’est l’inverse qui est observé, avec une régularité qui trahit l’essoufflement de nos services publics.

En janvier dernier, le cri du coeur de Michelle Bourassa, dont la mère, Andrée Simard Bourassa, est morte dans l’indignité, a ouvert une énorme brèche. Les droits bafoués de la veuve de l’ancien premier ministre Robert Bourassa ont fait leur chemin jusqu’à l’Assemblée nationale. Rebelote avec la lettre de Micheline Lanctôt, la semaine dernière, qui a fait céder une autre digue. L’actrice, réalisatrice et productrice y racontait la mort crève-coeur de son conjoint, victime d’un système « détraqué » au point d’en être devenu « inhumain ».

Il y a du beau et du grand tous les jours dans nos services publics, mais ces histoires ne sont pas des anomalies pour autant. Chaque année, le Protecteur du citoyen en recense une litanie. Et dans la foulée de ces deux prises de parole percutantes, beaucoup de langues se sont déliées. Citoyens et soignants ont pris le clavier pour témoigner du manque de ressources ou de la frustration de frapper en vain à des portes fermées à double tour. Le refrain est archiconnu. Cela fait des décennies que les Québécois poireautent aux urgences, quasi autant qu’ils conçoivent l’octroi d’un médecin de famille comme un jeu de loto dont les règles leur échappent toujours.

Qu’elles portent la signature des Côté, Rochon, Couillard ou Barrette, les grandes réformes ont produit peu de fruits et beaucoup de pépins amers : bureaucratie exacerbée, déresponsabilisation croissante, démobilisation généralisée, inflexibilité érigée en système. L’ombre de l’austérité galopante ne plane pas au-dessus des têtes comme elle l’a longtemps fait au Québec. Il n’est plus question de minuter ni de rationaliser chaque intervention jusqu’à la rupture. La méthode Toyota chère à Bolduc a été remisée, la réforme Barrette désavouée.

Les pénuries sont toujours criantes, mais des postes, on en ouvre. Si on ne les pourvoit pas, c’est parce qu’attirer des candidats et les retenir est devenu un défi quasi insurmontable. À la tête d’un ambitieux plan de refondation, le ministre Christian Dubé a les mains relativement déliées ; ses moyens sont comptés et non bridés au-delà du raisonnable. Son tableau de bord n’est pas encore reluisant, mais on voit des éclaircies : le rouge « crise » n’est plus aussi uniforme.

Pourtant, la détresse fuse de partout, inchangée, sinon exacerbée par endroits. « Ce n’est pas le manque de ressources qui est en cause », écrivait Michelle Bourassa, c’est « le manque de compassion et de respect envers les droits fondamentaux » des patients qui va jusqu’à créer des lieux de soins « où l’humain et la dignité ont été oubliés ». « J’ai perdu l’être qui m’était le plus cher au monde, et dans des conditions indignes de sa grande âme », renchérissait en écho Micheline Lanctôt.

Dans une lettre au Devoir, l’infirmière d’expérience Hélène Denoncourt leur donne raison. Oui, le réseau est plombé par ses maux bien documentés, mais la déshumanisation qu’on dénonce n’y trouve pas sa seule source. Il faut, dit-elle, se « méfier de ce “prenez-moi comme je suis” qui nous autorise à déposer notre fatigue et notre révolte individuelle sur l’autre ». Un mal qui fait écho à un autre électrochoc, en éducation celui-là, asséné par une professeur hurlante sur laquelle on a trop longtemps fermé les yeux.

Le socle de toute bonne pratique, poursuit Mme Denoncourt, c’est la civilité. Et c’est ce qui est en train de s’étioler dans nos services publics. Dans son rapport annuel déposé en septembre 2022, le protecteur du citoyen, Marc-André Dowd, prescrivait plus d’« humanité » et d’« empathie » dans les centres de détention. Il rappelait aussi la nécessité pour la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) de faire les gestes attendus « de façon humaine », même quand l’urgence impose sa loi.

Le malheur, c’est qu’on s’est fait couper la parole, tous, et des deux côtés de la clôture. Partout des pancartes rappellent aux patients que le personnel n’est pas là pour répondre à leurs questions et que, s’ils s’aventurent à insister sur ce qui fâche, pis à élever la voix, on ne le tolérera pas. Cette réserve institutionnelle quasi élevée en loi du silence, les soignants en souffrent tout autant. Il faut impérativement ramener l’humain en avant.

Il y a trois ans, le regretté collègue Jean-Robert Sansfaçon notait ici même l’échec de notre modèle quasi universel, appelant à faire de l’accessibilité et de la qualité la « norme absolue ». « Pour le moment, écrivait-il, le Québec est un quêteux à cheval qui justifie sa médiocrité par la défense d’un modèle empêtré dans le corporatisme. » Malgré quelques éclaircies, le mal est toujours là, aggravé par une incivilité rampante qu’on accepte comme une fatalité, alors qu’on peut — et qu’on doit — cesser de la nourrir comme telle.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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