Un Erdoğan difficile à déboulonner
Par charisme, mainmise sur les institutions d’État et propos qui divisent, Recep Tayyip Erdoğan a réussi à s’accrocher en dépit des vents contraires. Presque réélu dès le premier tour de la présidentielle de dimanche (avec 49,50 % des voix) contre le social-démocrate Kemal Kiliçdaroğlu (45 %), il fait mentir des sondages auxquels on savait pourtant qu’il ne fallait pas trop se fier. Opère encore une fois, dans une bonne mesure, le « populisme émotionnel » conceptualisé par la sociologue Eva Illouz, ce ressort de la mobilisation politique qui lubrifie en même temps qu’il enraye les rouages démocratiques un peu partout dans le monde — y compris dans notre propre cour. Fort de ce levier, « Tayyip » ne cessera évidemment pas, d’ici au deuxième tour du 28 mai, de jeter de l’huile sur le feu en tapant, contre un « KK » sans beaucoup d’éclat politicien, sur les clous de la fierté nationale et du ressentiment antioccidental.
Vents contraires il y avait manifestement et il y a toujours : crise financière et économique, inflation dans les 50 %, gestion désastreuse du tremblement de terre de février dernier qui a fait, dans l’est du pays, 45 000 morts. Tout cela sur fond d’usure du pouvoir et de résistance sociale grandissante à un président dont le jupon de l’autoritarisme dépasse de plus en plus. L’ascendant d’Erdoğan, qui trône sur le pays depuis vingt ans, s’en est certes ressenti dimanche, ainsi qu’en témoigne le fait que le résultat des urnes le contraint aujourd’hui, situation inédite, à se présenter à un deuxième tour. Pour autant, ce champion de l’islamoconservatisme n’a pas été détrôné, pour de multiples raisons.
Parce que son Parti de la justice et du développement (AKP), ayant lentement mais sûrement intégré l’État au point de le cannibaliser, a créé des réseaux clientélistes d’une formidable efficacité, fondés notamment sur toute une série de mesures d’aide sociale.
Parce que la liberté de presse et d’expression est tenue en laisse : près de 90 % des chaînes de télévision appartiennent à des proches du chef de l’État, alors que nombre de journalistes et d’intellectuels jugés trop critiques ont été emprisonnés et que des lois brident le droit de parole sur les réseaux sociaux. Ce qui force, de ce point de vue, à trouver presque surprenant que M. Kiliçdaroğlu, vieux chef kémaliste du vieux Parti républicain du peuple (CHP, laïque), ait obtenu un aussi bon score.
Aussi parce que, comme il n’y a pas plus classique façon de régner qu’en divisant, Erdoğan n’a certainement pas manqué de faire ses choux gras du soutien de KK à la cause kurde et de son appartenance à la minorité religieuse alévie, longtemps dénigrée. Pour un certain nombre de musulmans conservateurs, les préjugés ont pesé dans la balance.
Si donc, en cet entre-deux-tours, l’homme fort se retrouve pour la première fois assiégé par une coalition de partis d’opposition laïques qui a réussi à sortir la tête de l’eau, il n’en reste pas moins à deux doigts d’obtenir un troisième mandat présidentiel. D’autant plus qu’on peut présumer le report au moins partiel sur sa candidature des votes de l’outsider ultranationaliste Sinan Oğan, qui a obtenu 5 % des voix au premier tour.
Qu’Erdoğan perde le 28 mai et on pourrait se demander, de toute façon, comment ferait la coalition hétéroclite emmenée par le CHP — un parti qui n’est pas sans lourd passif historique de collusion autoritaire avec l’armée — pour tenir la route une fois au pouvoir, s’agissant de remplir ses promesses de restauration démocratique et d’apaisement des relations avec l’Union européenne et les États-Unis.
Qu’il perde et cela ne changerait rien au fait que la coalition formée par l’AKP et son allié principal, le Parti de l’action nationaliste (MHP, extrême droite), ont aisément reconduit leur majorité au Parlement, sur fond de forte participation électorale (89 %) à ce double scrutin présidentiel et législatif. Les sondages ont eu tout faux, au point qu’Erdoğan et sa coalition l’ont même emporté dans le sud-est du pays touché par les séismes de février, y compris dans la région largement détruite de Kahramanmaraş, malgré les évidents ratés des secours gouvernementaux.
Ce faisant, analyse-t-on, les élections de dimanche ont reconfirmé l’inquiétante alliance bâtie autour d’Erdoğan entre islamistes et ultranationalistes turcs, ces forces « qui ensemble tiennent les institutions étatiques », écrit le journaliste turc Yavuz Baydar, pour qui l’opposition vit dans l’illusion d’une véritable alternance du pouvoir. Si le chef de l’État semble pour l’heure se diriger vers sa réélection dans le « respect des urnes », on n’oublie pas qu’il est parfaitement capable, si sa cause l’exige, de manipulations électorales. En « sultan » qui cultive l’image néo-ottomane d’une Turquie triomphante, un peu comme Poutine rêve de recréer l’Empire russe, Erdoğan a construit une forteresse dont on mesure avec ces scrutins le niveau d’imprenabilité.