Le triangle de la répression à l'œuvre en Iran
La répression appliquée à la chinoise fait son œuvre sinistre en Iran, huit mois après le début du mouvement de révolte contre la théocratie déclenché par la mort en détention de Mahsa Amini, cette jeune Kurde de 22 ans, pour voile « mal porté ».
Appel à la délation, blocage de l’accès à Internet, installation dans les rues de caméras de surveillance et distribution consécutive de textos d’avertissement… Les autorités ont forcé des centaines de commerces — restaurants, cafés, pharmacies, etc. — ayant accueilli des Iraniennes sans voile à fermer leurs portes ces derniers temps. Fin avril, le grand centre commercial Opal, dans le nord-ouest de Téhéran, a dû suspendre ses activités pendant quelques jours, ce qui a fait grand bruit, pour cause de jeunes magasineuses contrevenant à la loi sur le hidjab.
Autant de mesures de harcèlement et d’intimidation qui n’empêchent pas que, tous les jours, des femmes aient encore le courage de sortir dans la rue sans voile.
La répression est implacable, puisque c’est à peu près tout ce que ce régime islamo-militaire, contrôlé par les Gardiens de la révolution, sait faire pour rester au pouvoir. Aussi, la révolte s’essouffle et s’atomise. Sont prestement emprisonnés ou exécutés celles et ceux qui osent encore tenter de remobiliser une jeunesse qui fait aujourd’hui le dos rond après avoir porté — à peu près seule — le mouvement de révolte.
L’Organisation iranienne des droits de l’homme, basée à Oslo, indique qu’au moins 203 prisonniers ont été pendus depuis le début de l’année, dont deux jeunes hommes la fin de semaine dernière, pour blasphème et promotion de l’athéisme. À l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai dernier, Reporters sans frontières soulignait que les femmes journalistes étaient particulièrement ciblées. Pour avoir couvert le décès de Mahsa, les journalistes Niloofar Hamedi et Elahe Mohammadi sont en prison depuis sept mois, accusées de « propagande contre le système ».
La preuve du caractère répressif de la dictature islamique n’est pas à faire, mais vaut d’être détaillée. La répression est impitoyable, mais pas aveugle. Elle est singulièrement acharnée dans les provinces kurdes, au nord, et baloutche, au sud-est, où une vingtaine de personnes ont été exécutées en 10 jours. Dans une autre région, celle de la petite province du Khouzistan, au sud-ouest, une région riche en pétrole mais marginalisée, aux prises avec une crise environnementale qui a anéanti son agriculture, le leader d’une organisation indépendantiste, jugée terroriste par Téhéran, a été exécuté samedi dernier.
C’est dire que le mouvement pour la démocratie a été d’autant plus menaçant pour le régime qu’il avait une envergure nationale, s’affirmant au-delà des clivages culturels et ethniques. À partir du moment où le « À bas la dictature » s’est conjugué à « Femmes, vie, liberté », la répression allait nécessairement vouloir éteindre toutes les dissidences.
De dire le spécialiste Farhad Khosrokhavar, l’immense vague de contestation qui a balayé l’Iran est le signe que le « système d’endoctrinement [islamiste] et de désécularisation » que le pouvoir a voulu mettre en place depuis la révolution de 1979 « a totalement échoué ». Un échec de l’islam politique, analyse-t-on par extension, que partage à sa propre façon la Turquie, où le président Recep Tayyip Erdoğan, à l’étoile islamo-conservatrice pâlissante, tente de se faire réélire à l’élection de dimanche prochain.
Car si l’obligation du port du voile constitue l’expression nette et précise du déni de liberté contre lequel tant d’Iraniennes se lèvent, elle est aussi le masque derrière lequel les ayatollahs dissimulent le fiasco de leur gouvernance.
L’échec ne serait peut-être pas si profond s’il n’était pas également économique. Les ressorts religieux et idéologiques qu’utilise le régime pour conserver une certaine légitimité fonctionnent d’autant moins que la société iranienne se paupérise, coincée entre les sanctions occidentales et un régime devenu une kleptocratie. L’inflation dépasse les 50 % et le tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le réchauffement climatique, que les autorités ne font rien pour atténuer, creuse la catastrophe ; les pénuries d’eau s’aggravent partout.
Du plus petit au plus grand, Téhéran est conforté géopolitiquement dans son comportement par la constitution d’une nouvelle mouture de ce qu’on pourrait appeler une internationale de la répression. Avec la Chine en facilitatrice, la réconciliation de circonstance entre l’Arabie saoudite et l’Iran en forme le triangle tragique ; la Russie en est une tête de pont. On parle ici d’une Arabie saoudite où, derrière la façade de réformes dites progressistes, le nombre d’exécutions a doublé en un an, à 138. On parle ici d’un Iran qui est le bourreau le plus affairé du monde, après la Chine. Leurs collusions laissent entrer bien peu de lumière.