La mcdonaldisation de la science

Mai est traditionnellement un mois de célébration pour la science en français grâce à ce merveilleux porte-voix qu’est le Congrès de l’Acfas. À 100 ans sonnants, l’Acfas affiche pourtant une mine plus soucieuse que réjouie. C’est que le recul de la langue de Molière, Tremblay ou Senghor s’est tellement accéléré qu’il prend maintenant des allures de chute libre. Sciences dures et sciences molles confondues.

Publiée à la veille de la grand-messe scientifique, une analyse des demandes de subventions des 30 dernières années a permis à Radio-Canada de confirmer des intuitions tenaces. Les chercheurs francophones non seulement disposent de moins de ressources, mais leurs projets sont plus souvent boudés au profit de ceux en anglais. Et pas qu’un peu. Par exemple, parmi toutes les subventions accordées par les trois organismes fédéraux qui financent la recherche au pays, 95 % ont été versées à des projets rédigés en anglais, entre 2019 et 2022.

La relève n’est pas dupe. Elle voit bien que le tapis lui glisse sous les pieds. Dans une récente lettre au Devoir, le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, relaie les questionnements primordiaux qui taraudent les boursiers au doctorat et au postdoctorat des Fonds de recherche du Québec, qu’il dirige. S’ils ne nient pas le caractère essentiel du français, ces boursiers relèvent qu’il peut vite devenir un frein quand il s’agit de publier ou de progresser dans un milieu compétitif comme le leur.

C’est ainsi qu’ils ne sont plus que 15 % à rédiger seulement ou surtout en français. On ne peut pas reprocher à ces jeunes chercheurs de vouloir faire avancer leurs travaux. On peut encore moins leur demander de porter sur leurs seules épaules le poids de la nécessaire bataille à livrer pour que cesse cet intolérable deux poids, deux mesures linguistique.

Le malheur, c’est que le message ne passe pas. En février dernier, toujours pour un texte publié dans Le Devoir, le député bloquiste Maxime Blanchette-Joncas prenait le clavier pour s’alarmer du fait que « la langue de Marie-Victorin agonise en science » dans l’indifférence généralisée d’un gouvernement fédéral « aux abonnés absents ».

En mars, le Comité consultatif sur le système fédéral de soutien à la recherche en rajoutait une couche. Dans un rapport cinglant, il jugeait « impératif » que les demandes soumises aux Instituts de recherche en santé du Canada, au Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et au Conseil de recherches en sciences humaines soient traitées — et soutenues — avec exactement la même ouverture et la même énergie. Quelle que soit leur langue.

Mais taper sur les doigts des organismes subventionnaires a peu d’effets. Et ce ne sont pas les 8,5 millions de dollars sur cinq ans destinés au Soutien à la création et à la diffusion d’information scientifique en français annoncés le mois dernier par le gouvernement Trudeau qui renverseront la vapeur. Il est urgent que le Canada se dote d’une solide stratégie nationale pour appuyer la recherche en français avant que les chercheurs francophones n’abdiquent complètement.

Le gouvernement Trudeau doit aussi voir plus loin que d’un océan à l’autre. La francophonie compte plus de 320 millions de locuteurs répartis aux quatre coins du globe. Qu’il en tire meilleur profit. En juin prochain, Montréal accueillera une école d’été sur la diplomatie scientifique, un concept récent, mais prometteur, auquel il serait grand temps de donner un coup d’accélérateur, au premier chef à Ottawa.

Il ne sera pas seul à s’activer sur ce terrain. Le français n’est pas l’unique langue en peau de chagrin sur l’échiquier scientifique mondial ; bien d’autres langues battent en retraite devant l’anglais. Or, derrière la facilité — et les avantages sonnants et trébuchants — qu’il peut y avoir à publier dans la lingua franca du moment, il y a plus qu’une suite tragique d’effacements culturels. Le recul de la science plurilingue signe à la vérité un repli de la science, point.

À l’Agence Science-Presse, qui consacre un excellent dossier au recul du français en science à la faveur du Congrès de l’Acfas, la linguiste Anne-Claude Berthoud explique que la communication universelle est une illusion qui finit par provoquer un appauvrissement des connaissances et de la qualité des savoirs scientifiques. Elle nomme ce phénomène la « mcdonaldisation » de la science. Un mal qui se soigne avec… le plurilinguisme ! On n’en sort pas.

À ce remède, les jeunes boursiers de M. Quirion ajoutent la création d’un réseau favorisant la diffusion et la mobilité du savoir dans la francophonie. Il faut aussi, disent-ils, mieux financer les revues et les diffuseurs de connaissances savantes francophones et multiplier les outils de traduction performants. On applaudit.

Face aux immenses défis qui guettent la planète, à commencer par l’urgence climatique, il paraît essentiel de maintenir vivaces des savoirs dont la finesse ne peut éclore que dans la diversité des langues et des sensibilités culturelles. Nous n’y arriverons pas si nous prenons tous le même chemin pour penser.

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