Est-il nécessaire de donner tous les pouvoirs au ministre de l’Éducation?

On pourrait croire que le ministre de l’Éducation du Québec, grand manitou de la réussite scolaire des écoliers, peut obtenir aisément des données précises sur les résultats en français des élèves de 3e année du primaire. Ou encore qu’il peut mettre la main en un clic ou un appel téléphonique sur le nombre précis d’enseignants manquant à l’appel dans les écoles. Ou — rêvons un peu — qu’il est en mesure d’analyser studieusement les effets précis d’un programme sur l’ensemble des résultats. À ces trois espoirs, le ministre de l’Éducation actuel, Bernard Drainville, ne peut qu’opposer déception ou exaspération. Non, il ne peut pas obtenir de réponses rapides à ses demandes. On l’avouera d’emblée : ça n’a aucun sens. Mais si justifiée soit-elle, cette impatience justifie-t-elle de passer à la toute-puissance ?

Le projet de loi 23, présenté la semaine dernière par M. Drainville, place le ministre de l’Éducation sur un trône : le trône de l’efficacité, selon le principal intéressé ; celui de la superpuissance, selon les détracteurs de cette réforme coup-de-poing. Les prétentions sur lesquelles s’installe la révolution que prépare Bernard Drainville sont compréhensibles et justifiées, car à l’heure où l’urgence lui commande d’agir vite, il se heurte partout à des barrières de résistance, de fermeture ou même de paralysie systémique. On aurait cru que 1063 fonctionnaires au ministère de l’Éducation — selon les données publiées dans le dernier Rapport annuel de gestion 2021-2022 — donneraient une machine des plus huilées, mais il semblerait que non, car il y a de la crasse dans les tuyaux. Mais au nom de la cohérence, doit-il concentrer autant de pouvoirs dans un seul bureau ?

La première objection à opposer aux réformes insufflant l’omniscience à un ministre est de projeter un avenir où le détenteur du poste pourrait entretenir des rêves ou des projets abracadabrants menaçant l’équilibre du réseau de l’éducation. La seconde est de comprendre d’où proviennent les empêchements qui font perdre patience au ministre : si on en arrive à cela, c’est que tout ce qui fut entrepris auparavant s’est soldé par un échec, à commencer par la réforme de gouvernance de l’ex-ministre de l’Éducation Jean-François Roberge, qui a aboli les commissions scolaires.

Le projet de loi 23 n’est pas tombé du ciel. Il s’inscrit dans un espoir de performance et d’efficacité qu’entretient le premier ministre François Legault depuis des lustres. En mai 2000, alors qu’il était ministre de l’Éducation, M. Legault avait affiché ses couleurs devant le parterre de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain : « Je souhaitais aborder avec vous aujourd’hui une question fondamentale pour notre société : est-ce qu’on peut utiliser les mots performance et efficacité quand on parle d’éducation ? Au Québec, on dirait qu’il existe un tabou sur la question de l’efficacité en éducation. […] Ça peut changer et ça doit changer. » Il négociait alors des contrats de performance avec les universités et des plans de réussite avec les réseaux primaire, secondaire et collégial, ce qui créait quelques remous.

Reste à savoir si le ministre de l’Éducation peut arriver à ses fins sans appliquer le rouleau compresseur du pouvoir absolu, ce qui vient égratigner la démocratie scolaire si chère au réseau depuis sa fondation, le député du Parti québécois et porte-parole en éducation, Pascal Bérubé, ayant raison de le noter. Il est vrai que le brouillard sur les données en éducation doit être levé. Il est vrai qu’il est proprement aberrant de savoir que des réformes d’importance en éducation — celle du renouveau pédagogique, pour ne pas la nommer — ont été implantées sans appui réel sur les enseignements de la recherche fondamentale et appliquée. Ce sont les fameuses « données probantes », dont Bernard Drainville annonce qu’on entendra désormais beaucoup parler. Qui oserait demander qu’on continue de naviguer à vue dans un ministère servant 1 370 000 élèves et dépensant plus de 16 milliards par année ?

La création de l’Institut national d’excellente en éducation (INEE) permettra d’asseoir les stratégies du ministère : cette révolution dans la formation continue, que promet le ministre, constituera-t-elle son premier mandat ? Il pourrait aussi permettre de répondre à de lancinantes questions, autour de l’adaptation scolaire par exemple : l’intégration à tout prix des élèves handicapés en difficulté est-elle allée trop loin ? Toutefois, le Conseil supérieur de l’Éducation, une créature datée de 1964 et née des travaux de la commission Parent, ne pouvait-il pas déjà tout à fait répondre à ces mandats, dans son rôle d’organe consultatif ? On peine à comprendre ici pourquoi l’INEE doit avaler ce Conseil, aux travaux ô combien précieux.

La lecture article par article de cet immense projet de loi va donner lieu à de vigoureux débats, on peut le prédire d’emblée. Si un immense brasse-camarade doit (encore) secouer le réseau de l’éducation, il faudra que ce soit pour le seul bénéfice des élèves et de leur réussite.

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