So what?
Ce n’est pas tous les jours que Le Devoir a l’insigne honneur de se prononcer sur le couronnement du chef d’État canadien. La dernière fois, c’était en 1953, lors du sacre de la reine Élisabeth II, infatigable monarque et mascotte de la monarchie, qui a régné pendant 70 ans. Ses grandes qualités de retenue, d’abnégation et de dévouement à l’institution monarchique ont presque fait oublier l’obscénité et l’archaïsme que constitue le fait de préserver la Couronne en terres démocratiques.
« Méditation républicaine sur le Couronnement », titrait l’éditorial du Devoir du 1er juin 1953, signé de la main de Pierre Vigeant. Que d’espoirs transportions-nous ! La lente marche du Canada vers le progrès devrait le conduire à se libérer de ses dernières entraves constitutionnelles et à atteindre l’indépendance complète… « avant le prochain couronnement », écrivait l’éditorialiste. Quelle savoureuse leçon d’histoire !
S’il y a une constante dans l’histoire du Canada, c’est bien qu’il est mû par l’urgence d’attendre. Le rapatriement unilatéral de la Constitution, en 1982, ne nous a pas débarrassés de la monarchie, une institution qui coûte annuellement environ 58 millions de dollars et une fortune inestimable en perte de crédibilité pour un pays qui se gargarise du respect des droits individuels et de son adhésion aux idéaux démocratiques, deux vertus absentes de la lourde histoire de la monarchie et de son jumeau, le colonialisme.
Alors que de « petites » nations fières et grandes comme la Barbade ont déjà réussi à s’affranchir de la monarchie, et que la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Belize et la Jamaïque songent à en faire autant, le Canada avale à grandes gorgées le Kool-Aid du sang bleu. Le premier ministre Justin Trudeau participera au théâtre soigneusement mis en scène du couronnement, que le roi Charles III a voulu plus modeste, avec de la quiche végétarienne et des invitations envoyées sur du papier recyclé, entre autres gestes de simplicité volontaire. La belle affaire ! Comme s’il pouvait subsister une once de modestie dans cette cérémonie pompeuse à l’issue de laquelle un homme sera déclaré souverain et chef de l’Église anglicane par la seule grâce des liens du sang.
Au concert des nations, le Canada arrivera bon dernier dans la course pour finir l’oeuvre de décolonisation et se débarrasser de la monarchie constitutionnelle. Ni le Parti libéral ni le Parti conservateur ne sont disposés à achever l’évolution du Canada vers une république. Trop compliqué d’ouvrir la Constitution et de trouver la formule permettant de remplacer le roi par un président à l’autorité symbolique comme chef de l’État. Mieux vaut prévenir. Tout d’un coup que le Québec et les Premières Nations en profiteraient pour exiger un débat plus large sur leur place et leur autonomie dans la Confédération. Seuls le NPD, un parti qui a tourné le dos à la différence québécoise sous Jagmeet Singh, et le Bloc québécois, dont la loyauté envers les Québécois est indéniable, sont disposés à abolir la monarchie. Le premier parti est en perte de crédibilité comme solution de rechange au gouvernement actuel, tandis que le second n’a aucune possibilité de prendre le pouvoir. L’urgence d’attendre ne se dément pas.
Et pourtant, le contexte n’a jamais été aussi propice au divorce avec la monarchie. Le mouvement des pays du Commonwealth pour se transformer en républiques devrait servir d’inspiration et donner du courage au Canada. Les sondages procurent une zone de confort pour agir. Selon le dernier coup de sonde de Léger, les Canadiens sont largement indifférents au roi Charles III. La moitié d’entre eux pensent que le couronnement serait une bonne occasion pour que le Canada reconsidère ses liens avec la monarchie. C’est au Québec que le ressac est le plus fort, avec 71 % d’appui à la rupture. Dans tout le Canada, à peine 13 % des répondants ressentent un attachement personnel pour la monarchie, c’est tout dire.
Rompre avec la monarchie est une affaire relativement peu complexe pour autant que les élites politiques acceptent la tenue d’un débat constitutionnel franc et ouvert. Le roi n’enverrait pas l’armée britannique incendier les chaumières sur les deux rives du Saint-Laurent, comme au temps de la Conquête et des soulèvements des patriotes. Il ne déporterait pas les fautifs comme il l’a fait avec les Acadiens, victimes d’un impitoyable nettoyage ethnique. Non, la Couronne est une institution moderne. Elle regarde vers l’avenir et se contemple avec admiration dans les tabloïds britanniques, tout en évitant sciemment de faire son examen de conscience pour les siècles passés de colonialisme, d’esclavage, de spoliation sur les cinq continents d’antan.
En ce 6 mai, jour de couronnement, osons porter notre regard au-delà du bling-bling, des joyaux de la Couronne et des carrosses dorés. Donnons-nous les institutions démocratiques d’une véritable nation moderne au sein de laquelle les hommes et les femmes élus démocratiquement assumeront les plus hautes fonctions de l’État. Exigeons du Canada une preuve que la Constitution est réformable et qu’elle peut être adaptée aux aspirations contemporaines des nations.