La pénurie n’est pas un sauf-conduit pour le travail des enfants

Il y a quelque chose de l’aveuglement volontaire dans les dérogations à la pièce — certaines frontales, d’autres en creux — réclamées lors des consultations sur le projet de loi 19 sur l’encadrement du travail des enfants. Le ministre Jean Boulet a eu raison de manifester son agacement en rappelant que « la sécurité des jeunes » et « leur réussite éducative » doivent l’emporter sur la pénurie de main-d’œuvre. Un principe que certains semblent avoir commodément oublié.

Ce projet de loi n’est pourtant pas tombé du ciel. Il répond à un vrai péril : l’explosion des lésions professionnelles chez les travailleurs mineurs. Entre 2017 et 2021, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail a noté une augmentation de 540 % pour les 14 ans et moins et de 61 % pour les 15-16 ans. Cette progression s’est poursuivie en 2022 pour atteindre 640 % chez les premiers et 80 % chez les seconds, selon des données obtenues par Le Journal de Montréal.

Ces chiffres alarmants ont servi d’aiguillon au ministre du Travail, à qui le milieu a fait miroiter un consensus plus mou qu’on a pu le croire. Ces chiffres plaident pour un accompagnement plus serré de la relève. Pour des formations adaptées également. De même que pour la collecte urgente de données détaillées sur un phénomène en explosion.

Selon les données préliminaires de l’Enquête sur la santé psychologique des 12 à 25 ans de quatre régions québécoises dévoilées en février, plus de la moitié des élèves de 1re et de 2e secondaire et les deux tiers des élèves de 3e, 4e et 5e secondaire occupaient un emploi au début de 2023. Un bond prodigieux et très largement volontaire, avoir un boulot étant perçu à raison comme une heureuse façon de gagner en autonomie par la majorité des jeunes interrogés.

Tout est cependant affaire d’équilibre. Cette même enquête montre que les jeunes travaillant plus de 15 heures par semaine ont rapporté un peu plus souvent de l’anxiété ou de la dépression que les autres. Selon l’Institut de la statistique du Québec, le risque de décrochage scolaire augmente également en proportion du nombre d’heures travaillées. Ce sont ces lignes rouges qu’il faut garder en tête pour faire entrer le Québec dans ce siècle, lui qui reste le seul au Canada à ne pas avoir d’âge minimal pour le travail.

Le projet de loi 19 veut corriger ce décalage en interdisant le travail des enfants en deçà de 14 ans (sauf pour de rares exceptions, comme le gardiennage ou le tutorat). Il entend limiter à 17 le nombre d’heures travaillées par semaine en période scolaire (dont 10, pas plus, du lundi au vendredi). Il tient également compte de certaines dynamiques particulières, notamment celles des entreprises familiales. Cette assise est non seulement raisonnable, mais nécessaire.

Être élève, pour les 16 ans et moins, est un boulot obligatoire à temps plein, à raison d’un bon 40 heures par semaine, calcule la Fédération autonome de l’enseignement. En l’état, c’est donc dire que le projet de loi 19 donne sa bénédiction à des semaines de près de 60 heures. Sachant qu’un rythme aussi soutenu peut avoir des répercussions sur la santé physique et mentale, en plus d’agir comme un potentiel agent de démotivation scolaire, il y a lieu de repousser toute tentation de gruger la base proposée par ce texte législatif.

Sans compter que l’inflation frappe certaines familles durement. On voit ainsi émerger des catégories de jeunes dont le travail est moins le fruit d’une émancipation choisie que l’expression de la nécessité d’un soutien familial d’appoint. Il y a des parallèles à faire avec les chiffres effarants qui circulent de l’autre côté de la frontière, où le New York Times a documenté un système qui abuse de milliers d’enfants — principalement de jeunes migrants, mais pas que — en leur confiant des tâches et des horaires qui violent les lois en place ou qui en contournent l’esprit.

Là-bas, on se déchire entre défenseurs et pourfendeurs d’un marché du travail aux appétits gargantuesques. Nous n’en sommes pas là, bien sûr, mais le Québec bataille quand même avec un marché du travail lui aussi en crise profonde.

Prenons garde à la tentation d’en mettre trop sur les épaules de la jeune génération. La pénurie n’est pas un sauf-conduit qui autorise qu’on refile cavalièrement les tâches les plus humbles et les horaires les plus difficiles à cette catégorie de travailleurs inexpérimentés et vulnérables.

Plus largement, le Québec ne peut pas faire l’économie d’un examen lucide de son rapport à une société des loisirs qui ne pèse pas lourd devant le poids du réel. La question de la pénurie de main-d’œuvre en est une qui doit traverser tous les groupes d’âge de notre société. Tous fournissent-ils leur juste part d’efforts ? La question est douloureuse et son sous-entendu non moins équivoque.

Peut-on s’autoriser, comme société, à penser à si court terme au point de négliger de voir que la génération qu’on appelle aujourd’hui en renfort perdra au change demain si on ne met pas en place un filet de sécurité digne de ce nom pour la protéger ? Le ministre Boulet a le devoir de s’élever au-dessus de la mêlée et de tenir son bout. Il y va de l’équité générationnelle.

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