Turbulences à l’OIF, qui aime bien, châtie bien

Quel sort attend la Québécoise Caroline St-Hilaire à Paris ? La femme politique, hier chroniqueuse et bientôt numéro deux de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), fera son entrée comme administratrice dans un climat de fortes turbulences, qui nécessiteront pour les traverser plus que de la finesse et de la bonne volonté.

Caroline St-Hilaire succède à Geoffroi Montpetit (arrivé après le départ hâté de Catherine Cano), qu’on imaginait à tort reparti pour un autre tour. Elle-même réélue en novembre, la secrétaire générale Louise Mushikiwabo a profité de la transition pour remanier l’organigramme. La nouvelle administratrice héritera d’une équipe rebrassée selon les préférences de la numéro un. Elle sera en outre privée de la responsabilité directe des représentations de l’organisation réparties un peu partout dans le monde, charge que Mme Mushikiwabo rapatrie dans son giron.

Les observateurs ont été nombreux à s’inquiéter de voir la nouvelle administratrice privée d’ailes avant même d’avoir posé le pied à Paris. En réponse à cette levée de boucliers, largement restreinte au Québec, il faut le préciser, la direction de l’OIF a réitéré sa bonne foi en assurant accueillir la candidate retenue à bras ouverts. On ne demande qu’à en être convaincus.

Vrai que ce rôle, même revu, n’en sera pas un de potiche ou de chien de poche. De la marge de manoeuvre, il en reste. La numéro deux hérite en effet d’un rôle d’action qui n’est pas exempt d’une certaine composante politique. Mme St-Hilaire, dont l’inexpérience diplomatique commandera un rattrapage en accéléré, a ces deux as dans sa manche. Reste qu’elle reçoit en partage un mandat parsemé d’embûches.

À l’échelle de la planète, l’OIF est à des lieues de son âge d’or, fruit du travail acharné du très investi secrétaire général Abdou Diouf et de son numéro deux d’alors, le Québécois Clément Duhaime. Il aura fallu plusieurs années à ce binôme pour doter l’OIF des solides assises internationales qui ont fait leur signature commune. Depuis, leur héritage s’étiole. Il faudra du temps et beaucoup d’efforts pour redonner à l’organisation sa superbe de jadis.

La direction de l’OIF n’est pas sans le savoir. Dans une note interne aux employés obtenue par Le Devoir, la secrétaire générale Louise Mushikiwabo parle notamment d’un « défi majeur à relever ensemble, celui des ressources humaines » (RH). On la croit sur parole, mais on tique tout de même. Radio-Canada a mis la main sur un sondage qui dresse le portrait d’une organisation en manque d’empathie et de respect. Pas moins de 44 % des répondants pensent avoir été victimes de harcèlement moral au travail, 9 % de harcèlement sexuel. L’écoute y fait aussi défaut : 46 % affirment ne pas avoir été en mesure de parler, ou à tout le moins de signaler une situation problématique. Et parmi ceux qui ont réussi à le faire, 75 % pensent que cela n’a pas abouti à une solution ou ignorent ce que leur prise de parole a bien pu donner.

Forte de ses plus de quatre ans de règne, Mme Mushikiwabo a des questions à se poser. Ce chantier raté est bien le sien. Peu après son arrivée, un rapport de la firme KPMG avait pointé l’absence de « dialogue social et d’écoute des salariés » au sein de l’OIF, de même que des RH déficientes et chronophages. Si actions il y a eu de sa part depuis, force est de conclure à des coups d’épée dans l’eau.

Toujours dans cette note, la secrétaire générale explique que le défi RH devra être relevé tout en soutenant la transformation devant aboutir à « plus de moyens pour la programmation », cela, au prix d’un important effort budgétaire pour garder la maîtrise des frais de fonctionnement. Impression de déjà-vu ? À raison : ces défis étaient décrits quasi tels quels dans le rapport de 2019.

Ce surplace et les tiraillements qu’il suscite font écran à la mission essentielle de l’OIF. Dans un monde que les assauts numériques, la pensée unique et l’uniformisation culturelle mettent à mal tous les jours, la promotion de la langue française relève pourtant de l’élan primordial, pour ne pas dire vital.

Renforcer la crédibilité et la légitimité de l’organisation vis-à-vis des États et des parties prenantes est urgent. Mme Mushikiwabo et Mme St-Hilaire devront très vite arrimer leurs pas. Et il ne leur suffira pas de renouer avec l’esprit de collégialité qui a tant souri au tandem Diouf-Duhaime, il leur faudra en effet trouver leur propre voix dans un monde qui a connu de profondes mutations depuis.

La montée de l’Afrique au sein de la francophonie est incontestable. La Chine, qui cherche à étendre ses influences, en a pris acte. S’ajoute aussi un joker avec la guerre impitoyable que la Russie mène contre l’Ukraine, pays meurtri dont le sort désastreux, à titre de membre observateur (comme près de la moitié de l’Europe, d’ailleurs), colore aussi les équilibres internes.

Cette accélération de la parole africaine libérée, couplée à de fréquents mouvements de blocs multilatéraux, pourrait bénéficier au Québec. Il faudra d’ailleurs prendre garde à ne pas l’oublier dans nos critiques, même justes, même nécessaires, de l’OIF, qui reste le seul refuge international où notre nation a le plein pouvoir de parler haut et fort en son propre et seul nom.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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