Tout ne baigne pas
Avait lieu la semaine dernière, à New York, la Conférence des Nations unies sur l’eau, la deuxième du genre à se tenir depuis… 1977. Pas trop tôt ! Comme si l’accès à l’eau potable et toutes les questions qui en découlent — réchauffement climatique, sécurité alimentaire, pollution, maladies, déplacements migratoires, urbanisation, épuisement des nappes phréatiques — n’appelaient pas des soins urgents et une plus grande concertation multilatérale.
Des prévisions tragiques, il en pleut pourtant à boire debout depuis des années, et toujours, de plus, dystopiques. Organisée dans l’immédiate foulée du dernier rapport du GIEC sur le dérèglement climatique, cette inédite conférence sur l’eau tire de nouveau la sonnette d’alarme. Aujourd’hui encore, deux milliards de personnes (le quart de la population mondiale) n’ont pas accès à l’eau potable et sont au moins autant à boire de l’eau contaminée et à s’en approvisionner, ce qui les expose à des maladies comme le choléra et la dysenterie. Chez les enfants, le risque de mourir d’une maladie liée à l’eau demeure, selon l’UNICEF, 20 fois supérieur à celui de succomber lors d’un conflit armé.
Sachant que l’ensemble des pays du monde consacre, en seulement 24 heures, quelque 5,5 milliards $US en dépenses militaires, on n’imagine pas qu’un peu le bien que ferait cette somme si on l’appliquait, par exemple, à l’assainissement de la ressource en Afrique subsaharienne, où se trouve la moitié des personnes sans accès à l’eau potable. Un récent grand reportage du Devoir sur le lac Victoria, deuxième plus grand lac au monde dont dépendent 50 millions de personnes au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie, étalait dans toute son ampleur l’acuité concrète des problèmes — des impacts du réchauffement climatique sur la qualité et la disponibilité de la ressource au non-traitement des eaux usées.
L’accès à l’eau potable et à l’assainissement (à l’échelle mondiale, 80 % des eaux usées ne sont pas traitées) n’est reconnu comme droit de la personne fondamental que depuis 2010. À la différence, notamment, de la santé et de l’éducation, et sauf pour avoir sa « journée mondiale » tous les 22 mars, l’eau ne dispose ni de fonds propres ni d’agence spécialisée au sein de l’appareil onusien. Dans un monde plus sain, le fait que plus de 150 pays — le cas du lac Victoria n’étant évidemment pas unique — se « partagent » les eaux de 286 rivières et lacs et de 592 systèmes aquifères transfrontaliers donnerait lieu, à l’occasion de cette conférence, à des progrès quant à la gouvernance mondiale de la ressource. D’autant plus que la demande augmente sur fond de croissance démographique et que, par conséquent, les pénuries vont forcément s’aggraver. Or, les résistances demeurent tenaces à l’élaboration de cette gouvernance. Il existe bien des accords bilatéraux de gestion commune, mais ils sont souvent fragiles. L’Accord Canada—États-Unis relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs, signé en 1972, est un peu l’exception qui confirme la règle. De plus, des « guerres de l’eau », avec dimensions géopolitiques à la clé, n’ont pas fini d’éclater.
Les enjeux d’accès à l’eau n’ont pas, chez nous, la même incidence concrète sur la vie humaine qu’en Inde, au Brésil ou sur le continent africain, mais ne nous concernent évidemment pas moins. La montée en flèche, l’automne dernier, du prix de la laitue, pour cause de sécheresse en Californie, nous y a brièvement sensibilisés. Que, par comparaison, l’eau coule à flots au Québec n’empêche pas, par ailleurs, que des problèmes d’approvisionnement en eau, liés à l’étalement urbain et à nos modes de (sur) consommation, nous pendent au bout du nez. Pour l’essentiel, nous jouons à l’autruche.
C’est aussi que, ici comme ailleurs, nos gouvernements conçoivent moins la « transition écologique » comme une question de protection de l’environnement que comme un défi de croissance économique et de virage énergétique. De cette logique, la CAQ est un fieffé défenseur qui se croit « écologique » parce qu’elle développe l’industrie hydroélectrique et la filière des batteries lithium-ion.
En France, qui souffre, comme dans une grande partie de l’Europe, d’une sécheresse épouvantable, les affrontements dans le monde agricole, autour de ce qu’on appelle les mégabassines, sont un autre bel exemple de soi-disant transition qui ne remet pas en cause les dogmes du profit de l’économie capitaliste et qui n’a que faire des « objecteurs de croissance ». Dans cette histoire, on voit bien que l’État manifeste un parti pris indécent pour l’agro-industrie et son entreprise de stockage de l’eau dans son affrontement avec les défenseurs de l’environnement et de l’agriculture paysanne.
Autant de dynamiques qui ridiculisent la promesse que, d’ici à 2030, le monde parvienne à une gestion durable de l’eau, conformément aux Objectifs de développement durable que les États membres de l’ONU se sont fixés en 2015. L’accès à l’eau, comme bien public et droit social, devrait être une préoccupation centrale, elle n’est encore que périphérique.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.