Penser l’immigration autrement
À l’issue du sommet entre le président des États-Unis, Joe Biden, et le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, l’épineuse question politique du chemin Roxham est peut-être réglée. La modification de l’Entente sur les tiers pays sûrs s’imposait, mais il ne faut pas se bercer d’illusions quant aux immenses défis qui attendent le Canada en matière de politique migratoire.
En 2022, 39 500 migrants sont entrés au Canada par des voies irrégulières. Du total, à peine 300 sont entrés dans d’autres provinces que le Québec. C’est dire à quel point le chemin Roxham concentrait l’essentiel des problèmes relatifs à l’immigration irrégulière. Mais ce n’est certainement pas pour plaire au Québec que l’Entente sur les tiers pays sûrs a été modifiée.
Toujours en 2022, près de 110 000 personnes ont fait le chemin inverse, partant du Canada pour gagner les États-Unis. Obsédés par le contrôle de leur frontière avec le Mexique au sud, les États-Unis ne voulaient pas d’un nouveau front au nord. C’est le facteur déterminant dans l’accord scellé entre les deux pays alliés.
Concrètement, depuis minuit samedi, tout migrant intercepté dans les deux semaines suivant sa traversée sera refoulé, peu importe qu’il se soit présenté à un poste frontalier ou pas, sur les 8900 kilomètres de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Les migrants devront ainsi faire leur demande d’asile dans le premier pays sûr où ils arrivent, si bien que tous ceux qui partent des pays du Sud dans l’espoir de s’établir au Canada devront désormais faire une demande de séjour aux États-Unis. Des exceptions seront faites pour les mineurs non accompagnés ou un migrant qui compte déjà un membre de la famille dans le pays qu’il cherche à atteindre.
Le libellé de l’entente fait état de négociations tenues il y a environ un an, ce qui laisse entendre que le gouvernement Trudeau a moins lambiné que ne le dénonçaient les partis d’opposition et les médias. Ce gouvernement usé, empêtré dans ses casseroles, vient de faire un gain. Ce n’est pas tous les jours que le premier ministre du Québec, François Legault, se montre « vraiment content » d’une décision du fédéral.
Le premier ministre Trudeau a promis d’accueillir 15 000 migrants de plus par année pour des « motifs humanitaires », afin de compenser la fermeture des passages irréguliers. Les critères de ce nouveau programme restent à définir. Seule l’épreuve des faits permettra de déterminer si la modification de l’entente sera bénéfique pour la politique migratoire pour le Canada.
Il n’y a par ailleurs aucune garantie qu’un chemin « Roxham bis » ne verra pas le jour au cours des prochains mois, à l’insu des autorités frontalières. Des organisations telles que Foyer du monde craignent que les migrants empruntent des chemins plus dangereux, au risque de leur vie. Des réseaux de passeurs pourraient voir le jour, a averti Abdulla Daoud, directeur général du Centre de réfugiés. Si de telles craintes se concrétisent, ce qui est fort plausible avec l’étendue du crime organisé au Québec, la traite de personnes imposera un fardeau de plus à des forces policières mal outillées en la matière.
Le mouvement d’immigration irrégulière est façonné par un émouvant instinct de survie de ceux et celles qui laissent tout derrière eux, dans des pays de l’Amérique du Sud minés par la corruption, la violence, l’urgence climatique, la crise économique. Ils échouent aux portes du Canada en transportant, dans leurs petites valises, l’immense espoir d’un monde meilleur. L’entente signée au sommet, entre Washington et Ottawa, sera sans doute érodée par cet irrépressible espoir.
C’est en pensant à ces courageux migrants qu’Amnesty International dénonce la modification à l’Entente sur les tiers pays sûrs, la qualifiant de « vision déshumanisée » des demandeurs d’asile et de « sentence de mort » pour eux. Cette position, au demeurant pleine d’empathie, fait l’économie d’une réflexion sur le rôle de l’État dans l’élaboration de sa politique migratoire. Aussi cruel que soit le sort des demandeurs d’asile qui seront désormais refoulés à la frontière, alors qu’ils étaient pris en charge à bras ouverts il y a quelques jours à peine, une politique migratoire ne peut être assujettie au bon vouloir des demandeurs d’asile et des groupes qui soutiennent leur cause.
Dans une certaine mesure, la fermeture du chemin Roxham offre l’occasion de faire un pas de recul et de constater les dégâts dans la gestion de l’immigration par Ottawa. Quel service rend-on à des migrants que l’on entasse dans des hôtels, en étant incapables de leur fournir un permis de travail dans un délai décent ? Avec ses deux millions de demandes de toute nature en attente de traitement, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada est un navrant monstre d’incurie bureaucratique.
C’est là qu’il faudrait diriger notre empathie envers les migrants, en exigeant de ce ministère qu’il livre des résultats dans la prestation de services et la prise en charge des migrants. C’est une question de justice naturelle et de décence élémentaire.