Le droit de manifester… et d’être entendu

Les millions de Français descendus dans les rues depuis deux mois ou qui font grève pour protester contre une réforme des retraites plus comptable que sociale n’y ont rien changé. Contre l’opinion majoritaire de la population, contre le front commun syndical et l’opposition des partis, le président Emmanuel Macron, par hubris, aura fini par imposer sa loi sans la soumettre au vote d’une Assemblée nationale polarisée. Situation stupéfiante. Le gouvernement Borne fait preuve en cette affaire d’une surdité qui n’a d’égal que l’ampleur exceptionnelle des objections qui se sont exprimées, d’une seule voix, contre ladite réforme jugée socialement injuste. Le recul de l’âge légal de 62 à 64 ans méritait un débat, pas le chaos, commente, en éditorial et avec bien d’autres, le journal Les Échos. En attendant que le mouvement de protestation s’essouffle, il risque dans l’intervalle de se radicaliser, justifiant commodément que s’applique la répression policière.

Cette grande crise (re)soulève une question importante sur l’état de nos sociétés et le dialogue démocratique : s’il y a droit de manifester, où commence celui d’être entendu ?

Concurremment, un autre exemple patent de surdité gouvernementale, avec graves conséquences à la clé, est celui qui nous est donné depuis des semaines par Israël, où le gouvernement d’extrême droite que s’est confectionné le premier ministre Benjamin Nétanyahou va de l’avant avec une réforme judiciaire qui sabote les fondements de l’État de droit, et ce, malgré l’émergence et la résistance d’un mouvement d’opposition citoyen inédit.

Dans l’actualité proche, voyez la Grèce où, suivant l’accident ferroviaire qui a fait 57 morts fin février, la population ne décolère pas face au clientélisme du pouvoir et à la détérioration généralisée des services publics. Voyez aussi les grèves massives qui ont récemment eu lieu en Grande-Bretagne contre les politiques économiques du gouvernement conservateur. Partout, aux quatre coins de la planète, ces manifestations de colère sociale, exprimant toutes un même profond « ras-le-bol » collectif, sont à la fois bruyantes et inaudibles. Les politiciens s’adaptent parfois, et de temps en temps reculent en fonction de considérations électorales ponctuelles.

Exemples supplémentaires de surdité chronique des classes politiques, parmi d’autres : à quels progrès a donné lieu, quant au contrôle des armes à feu aux États-Unis, le mouvement de masse des jeunes Américains qui se sont fédérés dans la foulée de la tuerie qui a fait, en 2018, 17 morts dans une école secondaire de Parkland, en Floride ? Aucun. Et quels changements politiques urgents les incessantes « marches pour le climat » dans le monde ont-elles produits, alors qu’une nouvelle synthèse du GIEC prévient que l’humanité est en train de brûler ses dernières chances de limiter le réchauffement climatique ?

En ce 20e anniversaire de son déclenchement, la désastreuse guerre d’Irak mérite un rappel à ce propos : les premiers mois de 2003 avaient donné lieu aux États-Unis à des manifestations antiguerres comme ils n’en avaient pas vu depuis le Vietnam. Cela n’empêcha pas l’Occident, avec la notable exception du Canada et de la France, d’aller, sans l’aval de l’ONU, renverser Saddam Hussein. Si seulement, entre autres oppositions, on avait prêté l’oreille à la rue…

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Si, bien entendu, toutes les manifs ne sont pas bonnes à attendre et, qu’en l’occurrence, ce qui se passe en France n’est pas à l’abri des corporatismes et des détournements populistes, il reste que cette « bataille des retraites » présente un extraordinaire cas d’école.

M. Macron a tranché cette semaine en disant que « la foule », lire le large mouvement d’opposition social à sa réforme, n’avait « pas de légitimité face au peuple, qui s’exprime, souverain, à travers ses élus ». C’est précisément là où le bât blesse.

Donnée parlante, le fait est que les « cadres et professions intellectuelles supérieures » occupent 60 % des sièges à l’Assemblée nationale, alors qu’ils représentent moins de 10 % de la population française. À réduire l’exercice démocratique à la représentation parlementaire et à l’arithmétique des partis et des élus, M. Macron fait l’autruche face à une tendance indiscutable, à savoir que flanche la confiance des citoyens dans la valeur des élections.

Les manifestants et les grévistes ne contestent pas qu’il faille réfléchir au fonctionnement du système des retraites au vu du vieillissement de la population. Ils en veulent par contre à Macron de ne pas comprendre que l’ouvrier et l’infirmière ne vivent pas la même réalité que lui — que le travail ne se réduit pas à une marchandise.

À faire l’impasse sur un dialogue social élargi, à faire passer en force sa réforme sous couvert de légalité constitutionnelle, M. Macron donne l’impression qu’il n’a pas appris les leçons du mouvement des Gilets jaunes — et d’être finalement mieux disposé à parler à Vladimir Poutine qu’aux Français eux-mêmes. À s’affaiblir politiquement, il rate une occasion de prêcher par l’exemple face à la contagion des régimes illibéraux contre lesquels il prétend se battre.

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