Erdoğan est une forteresse ébranlée par les séismes
Le bilan atteignait mercredi les 40 000 morts et n’allait pas cesser de s’aggraver massivement, a prévenu l’ONU, plus d’une semaine après le dévastateur séisme de magnitude 7,8 survenu en Turquie et en Syrie. En Turquie, où il a frappé le plus fort, le séisme, suivi de peu d’un second de magnitude de 6,5, a balayé dans le sud-est une gigantesque zone fortement peuplée (14 millions de personnes) et s’est produit en surface, à moins de 18 km de profondeur, amplifiant donc les destructions. La catastrophe est immense. N’empêche : si les tremblements de terre sont impossibles à prévoir de façon précise, l’ampleur des impacts de ces séismes, sur les plans humain et matériel, n’était pas pour autant une fatalité, contrairement à ce qu’a laissé entendre l’autoritaire président Recep Tayyip Erdoğan.
En août 1999, le séisme d’Izmit, ressenti jusqu’à Istanbul, avait fait 17 000 morts et mis en évidence l’imprévoyance, pour ne pas dire la négligence criminelle, qui sévissait dans l’industrie de la construction turque, avec bien souvent la complicité des autorités. Du sable de mer non désalinisé entrait notamment dans les bétons utilisés dans la construction des immeubles, rendant ainsi le ciment plus friable. Des entrepreneurs ont été poursuivis, et promesse a été faite de renforcer les normes antisismiques, vu l’épidémie de constructions illégales.
Vingt-quatre ans plus tard, rien ne semble avoir changé, ou si peu : pleuvent à nouveau les accusations de corruption et de non-conformité du bâti nouveau aux normes antisismiques. Facteur aggravant : la tendance comme dans bien des pays, question de limiter l’étalement urbain, à construire des bâtiments hauts, forcément plus vulnérables aux tremblements de terre. Les Turcs sont aujourd’hui d’autant plus nerveux face à ce qui leur arrive que les spécialistes s’attendent à ce qu’un séisme majeur se produise près de la mer de Marmara et, donc, à proximité d’Istanbul, une région urbaine de 15 millions d’habitants.
Cette corruption et cette négligence sont fatalement imputables à Erdoğan qui, arrivé au pouvoir en 2003, a construit sa popularité sur un boom économique qui passait par ailleurs par un boom immobilier favorisant de grandes entreprises liées au gouvernement. Dans le climat politique répressif et délétère qu’est devenu celui de la Turquie d’Erdoğan, des Turcs en colère ont aujourd’hui le courage de le montrer du doigt. N’arrange pas les choses pour le président le fait que, face à la catastrophe, les secours gouvernementaux souffrent d’un manque flagrant de coordination et de compétence, alors que le froid sévit et qu’il faut d’urgence nourrir et mettre à l’abri plus d’un million de personnes. Politiquement, Erdoğan s’en trouve donc fragilisé à trois mois de l’élection présidentielle fixée pour l’heure au 14 mai et à laquelle il compte bien se représenter en usant de pirouettes parlementaires, alors que la lettre sinon l’esprit de la Constitution lui interdit de briguer un troisième mandat.
Il n’était déjà plus, pour la première fois en vingt ans, le favori incontesté des sondages, vu la profonde crise économique dont le pays ne se sort pas, grevé par une inflation supérieure à 60 %. Le séisme vient un peu plus encore compliquer sa réélection. Il ne suffira pas qu’Erdoğan identifie quelques boucs émissaires pour se refaire une beauté politique. Les Turcs n’en sont pas dupes. C’est tout un système qu’il faudrait remettre en question.
Le séisme d’Izmit avait provoqué, sur le plan politique, des mouvements tectoniques qui avaient favorisé l’élection de l’AKP d’Erdoğan aux législatives de 2002. Islamoconservateur auquel beaucoup ont donné sa chance, l’homme s’est employé lentement, mais sûrement, à détricoter l’appareil d’État, à coopter les institutions, à suborner les tribunaux et à transformer une grande partie des médias en instruments de propagande. Nombre de ses critiques ont été jetés en prison, y compris maintenant le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, l’un de ses principaux rivaux au sein d’une opposition par ailleurs divisée. Sa dérive autocratique est patente. D’un séisme à l’autre, le risque est réel qu’Erdoğan manoeuvre pour conserver le pouvoir par le biais d’élections moins transparentes que jamais.