Le mieux est parfois l’ennemi du bien avec les traumavertissements
Il est impensable de mouler l’espace public à la satisfaction et aux besoins de chacun. Ce qui n’empêche pas de vouloir le rendre habitable au plus grand nombre, comme en témoigne la montée en grâce de mesures de protection dans des milieux aussi divers que l’art, les médias, la santé et l’éducation. Mais le fait-on toujours bien ? Notre dossier fouillé sur les traumavertissements — ces avertissements qui préviennent qu’un contenu pourrait être jugé délicat, irritant ou déclencheur de réactions perturbantes — indique que non. Étant donné leur propension à se multiplier sur la place publique, cela devrait grandement nous préoccuper.
À mesure que la recherche scientifique avance, on découvre qu’on maîtrise mal la mécanique de ces outils nés de la meilleure des volontés, celle de prendre soin des affects traumatisés. Or, les méta-analyses examinées dans le fin détail par la reporter Catherine Lalonde montrent que les traumavertissements ratent leur cible. Sans effet sur la majorité, les trigger warnings (ou TW) ont un effet négatif sur ceux qu’on souhaite précisément protéger en nourrissant notamment leur anxiété.
Ces conclusions ont déjà commencé à être récupérées par les tenants d’un monde où les déséquilibres sont niés et les fragilités rejetées en bloc. Mais il faut s’en méfier, car déséquilibres et fragilités existent bel et bien dans nos sociétés. Que nos institutions travaillent à les aplanir est un idéal à protéger. Encore faut-il qu’elles le fassent avec les bons outils et en toute connaissance de cause. Ce qui est loin d’être acquis, et ce qui appelle à un grand chantier pour les améliorer et en inventer de nouveaux.
Une des pistes intéressantes expliquant l’échec de bonne foi des TW est qu’ils préviennent les personnes des réactions pénibles qu’elles pourraient ressentir sans leur expliquer comment réduire ou éviter ces réactions. Cela revient un peu à poser un diachylon sur une plaie béante. Ce réflexe de protection mal adapté et mal dosé plaide pour un accompagnement médical et psychosocial accru et mieux ciblé pour les personnes qui luttent au quotidien avec des traumatismes.
Cela posé, il y a aussi lieu de s’interroger sur la confusion que les traumavertissements, et plus largement les interdits décrétés sous couvert de protection, créent entre l’espace thérapeutique (par essence privé et singulier) et les espaces artistique ou pédagogique (par nature publics et collectifs). Penser et éprouver le monde se fait mal avec des ornières. La Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire repose sur un idéal réflexif libéré de toutes entraves.
C’est aussi la condition première de la toute-puissance de la liberté d’expression comme de l’art. Il faudra d’ailleurs s’interroger sur les réflexes d’autoprotection des institutions dont la prudence excessive peut cacher un désir de se protéger elles-mêmes devant ceux qu’elles prétendent vouloir épargner.
Chose certaine, forcer la réconciliation de toutes ces tensions en un même lieu peut aisément mener à la polémique, voire aux dérapages, comme en font foi deux exemples récents. Le premier avec la mise à l’index du roman Le garçon aux pieds à l’envers, de François Blais, jugée injustifiée par le plus grand nombre (nous en sommes), le ministre de la Santé ayant lui-même admis que la Santé publique était allée « trop loin » dans son intervention auprès des écoles et des bibliothèques. Le second avec l’annulation houleuse de la conférence du controversé professeur spécialisé en droits de la personne Robert Wintemute par l’Université McGill, après que des militants l’accusant de discours transphobes l’eurent réclamée.
En creux, cela nous interpelle sur une tendance à la hausse, celle de l’évitement délibéré de nouvelles potentiellement anxiogènes confirmée dans le rapport du Reuters Institute for the Study of Journalism. Si cela inquiète, c’est que de l’inconfort naît bien souvent la résilience, rappelle la psychologue Pascale Brillon. Ainsi, s’exposer à des opinions contraires ou à des oeuvres et des faits révoltants contribue à « maximiser notre compréhension » du monde, en plus d’« augmenter notre maturité émotionnelle et cognitive », utile pour « nous motiver à nous impliquer afin que certains traumatismes, individuels ou sociaux, et certaines injustices révoltantes, ne se répètent plus jamais ».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit au fond : faire en sorte que le collectif gagne en maturité sans que le singulier perde au change. Penseurs et décideurs ont le devoir de s’aventurer plus avant sur ce fil mince pour que chacun trouve refuge et réconfort dans un cocon à sa mesure, sans que celui-ci empiète sur ceux des autres ou devienne si étanche qu’il empêche la clameur du monde de se rendre jusqu’en son centre.
Or, le manque d’assises scientifiques solides pour réfléchir correctement et posément à toutes ces questions est grave. Il est impérieux d’outiller les milieux de l’art, du savoir et de la santé en données probantes solides et variées pour éviter les coups d’épée dans l’eau et les déchirements stériles autour de questions aussi sensibles que celle des espaces sécuritaires et inclusifs.