Les limites du libre marché

Au cours de la dernière campagne électorale, la Coalition avenir Québec, dont les élus ont tardé à admettre que sévissait une crise du logement, a promis de livrer 11 700 logements abordables au cours de son mandat.

Or, 40 % de ces nouveaux logements, ou 4700 unités, avaient déjà fait l’objet d’annonces gouvernementales avant les élections. En juin dernier, le gouvernement Legault annonçait que le Fonds immobilier de solidarité FTQ et le Mouvement Desjardins se chargeraient d’assurer le financement stable — jusqu’à 35 ans — de 1000 logements sociaux et abordables chacun, des projets montés par des coopératives et des organismes à but non lucratif (OBNL) spécialisés dans le domaine. Typiquement, le gouvernement québécois assume la moitié de la note, en l’occurrence 175 000 $ par unité, pour un total de 350 millions. À 350 000 $ la porte, c’est cher, mais ça reflète les coûts actuels de construction qui ont explosé ces dernières années.

Un autre volet de cette annonce permettra à 1000 ménages, d’ici cinq ans, de devenir propriétaires d’un condo dans une formule coopérative, une initiative du Fondaction et de la Confédération québécoise des coopératives d’habitation. Pour le gouvernement, l’apport est bien moindre, soit 45 000 $ par condo, ou 45 millions.

À ces projets s’ajoutent 1700 logements financés au coût de 256 millions par un nouveau programme, le Programme d’habitation abordable Québec (PHAQ), lancé en 2021 par la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, Andrée Laforest. La particularité du PHAQ, c’est qu’il repose sur des appels d’offres ponctuels. Selon ce qu’on peut lire dans la dernière mise à jour économique du ministre des Finances, Eric Girard, l’un des « avantages » du programme, c’est qu’il permet au secteur privé à but lucratif — et pas seulement au privé communautaire — de recevoir une aide gouvernementale. Au lieu d’une garantie de maintenir pendant 35 ans un loyer abordable, le promoteur privé pourra être libéré de cette contrainte après 10 ans. Si on tient compte de l’apport de 41 millions du gouvernement fédéral, par le truchement de l’entente Canada-Québec sur le logement, le coût du PHAQ pour l’État n’est pas inférieur à celui du partenariat avec le Fonds de solidarité et Desjardins.

Il semble que lors du premier appel d’offres du PHAQ en 2021, le secteur privé ne se soit pas bousculé au portillon. La très grande majorité des projets acceptés viennent d’OBNL dont le domaine d’expertise est le logement social et abordable. On peut aussi se demander si, en vertu du PHAQ, des logements subventionnés par l’État deviendront inabordables après 10 ans au profit de promoteurs privés.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de particulier avec la promesse de la CAQ de livrer 11 700 logis en quatre ans, c’est que le gouvernement Legault n’est pas parvenu à respecter son engagement d’assurer la construction des 15 000 logements que le gouvernement Couillard avait laissé en plan. Selon un inventaire obtenu de la Société d’habitation du Québec en vertu de la Loi d’accès à l’information, il restait à la fin septembre 9850 logements à livrer. Si on tient compte de ce retard, c’est près de 22 000 logements que le gouvernement Legault devra faire sortir de terre d’ici 2026.

Au sein du nouveau cabinet, le portefeuille de l’habitation a maintenant une titulaire en propre, France-Élaine Duranceau. Elle vient du secteur privé, ayant occupé le poste de vice-présidente chez Cushman & Wakefield, une firme internationale de service-conseil en immobilier commercial. Dans une entrevue au Devoir, elle a affirmé — on ne peut s’en surprendre — vouloir que le secteur privé apporte sa contribution en matière de logements abordables. La ministre responsable est demeurée vague, toutefois, sur les moyens qu’elle entend prendre pour réaliser la quadrature du cercle : concilier la recherche d’un profit maximum et le logement abordable dans un marché où les promoteurs privés sont occupés à fournir maisons et condos à de jeunes professionnels aisés. Elle devra également se soucier de l’accès à la propriété des familles souvent mal desservies par le marché locatif.

Comme ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau voudra peut-être examiner les barèmes d’amortissement imposés aux propriétaires par le Tribunal administratif du logement pour les rénovations majeures. Mais elle devra avant tout se pencher sur le respect des droits des locataires évincés de leur logement de façon abusive. Elle devra aussi envisager la création d’un registre des loyers afin d’encadrer l’obligation faite au propriétaire de divulguer au nouveau locataire le loyer payé précédemment. Car pour régler la crise du logement, il ne s’agit pas seulement d’augmenter le nombre de nouvelles unités que les promoteurs privés mettent sur le marché.

Une version précédente de ce texte, qui indiquait qu'il restait 5150 logements à livrer et que 17 000 logements devraient sortir de terre d’ici 2026, a été modifiée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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