Casser l’État-bandit haïtien

Lourde est la responsabilité de la communauté internationale — les États-Unis, le Canada, la France, etc. — dans l’effroyable délitement de l’État haïtien dont nous sommes témoins. Cette responsabilité s’étend sur des décennies, remonte aux Duvalier. De surcroît, les récentes prises de position et déclarations du gouvernement Trudeau sont trop incomplètes et ambiguës pour qu’on puisse en conclure que le Canada cherche enfin à se corriger de ses complaisances.

La gangstérisation accélérée de la vie publique haïtienne n’entrouvre pas moins la porte à la possibilité — à l’espoir — que le gouvernement fédéral se rende à l’évidence, par la force des choses tragiques qui se passent dans l’île, qu’il faut opérer un changement de politique et poser les gestes conséquents.

Ottawa ne cessera pas demain d’être sous forte influence américaine. Cela ne devrait pas, pourtant, l’empêcher de s’affirmer. Le gouvernement Trudeau procède à un prometteur brassage d’idées quant aux orientations de sa politique étrangère, qui est à l’heure actuelle par trop floue et par trop éparpillée. Haïti présente au Canada une occasion d’afficher une indépendance d’esprit, de sortir des jupons américains.

Début novembre, Ottawa et Washington ont conjointement annoncé des sanctions financières contre deux personnalités politiques influentes, le sénateur Joseph Lambert et l’ex-sénateur Youri Latortue, pour trafic de drogue et « collaboration avec des réseaux criminels et de gangs ». Un geste suivi dimanche dernier par la décision exceptionnelle du Canada de sanctionner trois autres personnalités, dont l’ancien président Michel Martelly, pour le fait qu’elles « profitent directement du travail des gangs et sont associées au système de corruption », a déclaré Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères. Les mots sont forts, certes, encore que les avoirs de Martelly sont à Miami, pas au Canada.

Il est du reste indécent que ces gouvernements aient attendu que les Haïtiens soient dans la pire des situations pour lever le petit doigt contre des « systèmes de corruption » pourtant installés de longue date. Les collusions entre gangs et membres corrompus de l’État, que l’on prétend aujourd’hui vouloir casser, étaient déjà bien documentées sous le président Jovenel Moïse, assassiné en juillet 2021. C’est dire que Washington — et Ottawa à sa traîne — est aujourd’hui rattrapé par sa tolérance à sa corruption.

Il ne faudrait pourtant pas s’arrêter là. Maints observateurs jugent le gouvernement actuel du premier ministre Ariel Henry, sans grande légitimité, coupable lui aussi d’instrumentaliser les gangs, comme Moïse avant lui. Or, rien pour l’heure n’indique que fléchit le soutien d’Ottawa et de Washington à Ariel Henry, un homme qui, pour avoir ajouté à la détresse populaire et à la violence des gangs en décrétant en septembre une hausse du prix de l’essence de 128 %, réclame maintenant de ses tuteurs l’intervention d’une force militaire internationale d’urgence.

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Les multiples interventions militaires en Haïti, onusiennes ou pas, n’ont, au bout du compte, que fait empirer la situation, faute de dialogue politique large et soutenu. Oui à une professionnalisation de la Police nationale d’Haïti, un domaine dans lequel le Canada a d’évidentes compétences. Oui aussi à l’aide humanitaire, comme s’y est à nouveau engagé Ottawa, puisqu’à la paupérisation de la population se conjugue présentement une nouvelle vague de choléra.

Le risque est grand que, pour avoir laissé les choses pourrir, la « communauté internationale » impose en dernier recours une force d’intervention sous prétexte de rétablir une relative sécurité. Ce qui serait tragique, une grande proportion des Haïtiens y étant fermement opposés. Et ce qui place le Canada dans une position singulière, comme les États-Unis, qui se trouvent au fond à sous-traiter le problème, et qui font pression sur Ottawa pour qu’il prenne la tête d’une mission militaire.

Le gouvernement Trudeau ne tient manifestement pas à s’embarquer dans cette galère, mais tergiverse… Dit que le Canada, s’il intervient, veut le faire « avec et pour les Haïtiens ». Sauf qu’intervenir « avec et pour les Haïtiens » est toujours revenu à soutenir le gouvernement en place.

Il faut en finir avec cette dynamique jonchée d’élections bidon. Casser l’État bandit, oui, en même temps que l’histoire et les complicités par lesquelles les États-Unis considèrent Haïti comme leur fief.

Dimanche dernier, au sortir du Sommet de la Francophonie, en Tunisie, M. Trudeau a plaidé pour une approche « renouvelée » de la question haïtienne. Le Canada, dont la diplomatie en Haïti passe beaucoup par le Québec, tiendrait parole en se rangeant enfin au pertinent projet de gouvernement de transition défendu par une ample coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile, contenu dans l’Accord de Montana d’août 2021. Au Canada de construire des ponts. Chantier archicompliqué, mais chantier incontournable.

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