Assauts sur la «loi 96»
Tandis que les dernières données du recensement montrent un inquiétant recul du français tant au Québec que dans le reste du Canada, la « loi 96 », sur la langue officielle et commune du Québec, le français, adoptée à la fin mai, fait l’objet de contestations. Dans une décision rendue la semaine dernière, la juge Chantal Corriveau, de la Cour supérieure, a même suspendu une de ses dispositions. Et ce n’est que le début de la saga juridique.
Le gouvernement caquiste a eu recours à la disposition de dérogation de la Charte canadienne des droits ainsi que celle de la Charte québécoise, ce qui, en principe, met la « loi 96 » à l’abri des certaines contestations judiciaires. Mais cette dérogation ne s’applique pas à la langue des tribunaux, l’objet de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi qu’aux droits linguistiques garantis aux anglophones du Québec en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne.
Au Québec, il est loisible pour quiconque d’utiliser l’anglais ou le français dans les plaidoiries devant les tribunaux, et les documents de cour, ce qu’on appelle les pièces de procédure, peuvent être produits dans les deux langues, au choix du demandeur. Cela vaut pour les personnes physiques et pour les personnes morales, c’est-à-dire les entreprises.
La « loi 96 » prévoit qu’à compter du 1er septembre, les entreprises doivent joindre une traduction en français certifiée à tout acte de procédure rédigé en anglais. C’est cette disposition que la juge Corriveau a suspendue, le temps que la cause soit entendue sur le fond.
Il faut des raisons sérieuses pour suspendre l’application d’une loi, car elle est présumée être d’intérêt public. En plus de s’inscrire dans une volonté générale d’affirmer le caractère français du Québec, la disposition permet à des francophones d’obtenir une traduction d’actes de procédure lors de poursuites intentées contre eux par des entreprises, qu’il s’agisse de grande, moyenne ou petite société, qu’elle soit québécoise ou d’ailleurs. Dans sa défense, le Procureur général du Québec a donné l’exemple du locataire visé par une demande d’expulsion de la part d’une société immobilière, et celui de l’employé dont l’indemnisation pour un accident de travail est contestée par son employeur. L’intérêt public est évident.
La juge a estimé que la prépondérance des inconvénients penche en faveur des entreprises. Selon elle, la preuve « permet d’établir la probabilité d’un préjudice irréparable, au moins en ce qui concerne le cas des procédures à caractère urgent ». Elle s’est aussi inquiétée des coûts et des délais que cette traduction peut entraîner pour des petites et moyennes entreprises.
Ce jugement peut surprendre et on ne peut présumer de la décision de la Cour quand elle tranchera sur le fond. Dans l’ordre actuel des choses, un francophone au Québec peut avoir à se défendre contre une poursuite en anglais, intentée par une entreprise représentée obligatoirement par un avocat. Le jugement peut même être rédigé en anglais : c’est au choix du magistrat.
La « loi 96 » prévoit d’ailleurs que les jugements écrits en anglais, au moment où ils sont rendus, soient désormais accompagnés d’une version française. Cette disposition est aussi contestée dans le cadre d’une action intentée par la Commission scolaire English-Montreal.
Il faut rappeler qu’un nouvel article est ajouté à la Charte de langue française : « Toute personne a droit à une justice et à une législation en français. » Pour la législation, ça va. Mais ce droit à une justice en français est une nouveauté qui bouscule les habitudes du milieu juridique.
La loi confirme « le statut du français comme langue officielle et langue commune ainsi que de consacrer la prépondérance de ce statut dans l’ordre juridique québécois ». Et le législateur d’ajouter : « tout en assurant un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne. »
Comme cela s’est vu dans le passé, il est possible que cette notion de droits collectifs ne soit pas soluble dans le libéralisme sans nuance qui prévaut au Canada et qui ne tient essentiellement compte que des droits individuels. Sauf en ce qui concerne les Autochtones, le gouvernement Trudeau ayant fait que le droit canadien intègre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
Après la Loi sur la laïcité, au sujet de laquelle il évoque la révocation du droit constitutionnel de dérogation, le gouvernement Trudeau tient dans son viseur la « loi 96 ». Il promet de défendre le droit de la « minorité » de langue anglaise au Québec, qui est en fait le droit de la majorité anglaise de vivre dans sa langue partout au Canada. Or, les dernières données de Statistique Canada nous rappellent une réalité qu’on veut occulter : les francophones forment une minorité fragile au pays et cette minorité comprend la nation québécoise.