Un examen public du triple homicide à Montréal et Laval s’impose
En homme en proie à de profonds troubles de santé mentale, Abdulla Shaikh, serait l’auteur des trois homicides gratuits survenus en moins de 24 heures à Montréal et Laval cette semaine. Le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) élucidera les circonstances dans lesquelles il a été abattu par des agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) jeudi, dans l’arrondissement de Saint-Laurent. La Sûreté du Québec (SQ) enquêtera de son côté sur les trois homicides. L’affaire ne devrait surtout pas en rester là.
De nombreux détails troublants révélés par les médias donnent l’impression que cette histoire est bien plus qu’un triste et sordide fait divers. En moins de 24 heures, mardi et mercredi, Abdulla Shaikh a tué à bout portant trois victimes choisies au hasard, sans aucun lien entre elles : André Fernand Lemieux, Mohamed Salah Belhaj et Alex Lévis-Crevier.
Selon les informations diffusées par La Presse et Le Journal de Montréal, Abdulla Shaikh, 26 ans, avait des antécédents judiciaires et d’hospitalisation, depuis 2018, pour un diagnostic explosif de schizophrénie et des traits de personnalité narcissiques et antisociaux. Même s’il refusait par moments de prendre ses médicaments, banalisait ses troubles et ses comportements, était agressif et avait exprimé des menaces, il avait tout de même obtenu sa libération d’un centre de soins en santé mentale à trois reprises à la suite de décisions rendues par la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM).
La CETM et les psychiatres qui ont évalué Shaikh avaient pourtant reconnu, pas plus tard qu’en mars dernier, qu’il présentait « un risque important pour la sécurité du public » et qu’il pouvait poser « des gestes imprévisibles et agressifs ». Au moment de le relâcher, la CETM avait insisté sur l’importance que l’équipe traitante de Shaikh puisse intervenir avec rapidité et efficacité si son état de santé mentale se détériorait. Qu’est-il advenu de cette soi-disant prise en charge ?
Ce n’est pas tout. Abdulla Shaikh était accusé d’agression armée, d’agression sexuelle, de voies de fait et de menaces pour des événements survenus en 2016. Pour des raisons que seule la lente et laborieuse justice québécoise peut expliquer, son procès ne devait pas avoir lieu avant janvier 2023, dans le district judiciaire de Laval.
À ces faits troublants s’ajoute une question lancinante. Comment se fait-il qu’une personne aussi tourmentée ait pu mettre la main sur une arme à feu ?
Nous sommes en présence d’une affaire qui justifie pleinement la tenue d’une enquête publique du coroner. Elle permettrait de faire l’examen des diverses institutions qui ont évalué la dangerosité de Shaikh et qui ont assuré sa prise en charge médicale et judiciaire. Il ne s’agit pas de faire le procès de la famille, qui oscille entre le déni et le désarroi, mais de comprendre comment une bombe à retardement a pu passer entre les mailles du système.
À ceux qui doutent de l’utilité d’une enquête publique du coroner, nous opposons trois innocentes victimes et le drame que vivent leurs familles. Nous rappelons que Shaikh aurait pu faire des victimes par dizaines, n’eût été la rapidité du groupe tactique d’intervention du SPVM. Nous insistons sur le fait que la détresse mentale atteint des profondeurs insoupçonnées au terme de l’urgence sanitaire. Nous rappelons que la rareté des ressources en intervention et les carences dans la prise en charge des personnes en détresse ont mené par le passé et mèneront encore à de désolantes pertes de vie humaine, par suicide ou homicide.
L’affaire Shaikh met en lumière les failles du système lorsque délinquance et santé mentale entrent en collision, estime Josée Rioux, présidente de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec. En entrevue à La Presse, celle-ci n’était pas prête à jeter le blâme sur la CETM, qui a la délicate et difficile tâche de trouver le point d’équilibre entre la protection du public et la réinsertion des personnes éprouvant des problèmes de santé mentale. Elle déplore plutôt les lacunes dans l’offre de services. « Les troubles de santé mentale, c’est le parent pauvre de la délinquance : on ne sait pas quoi faire avec ça », dit-elle.
Le psychiatre de l’Institut Philippe-Pinel Gilles Chamberland a expliqué à QUB les limites dans lesquelles intervient la CETM. À moins qu’une personne sous garde médicale ne représente un danger sérieux et imminent pour la société, elle doit être libérée, selon les indications de la Cour suprême. Cela ne rend pas plus service à la société qu’au patient en déni de sa condition.
Le respect des libertés individuelles a un prix élevé lorsque les problèmes de délinquance et de santé mentale entrent en collision. L’évaluation clinique parfaite n’existe pas, pas plus que le risque zéro. Ces écueils ne devraient pas nous empêcher de procéder à un examen public de l’échec institutionnel derrière l’affaire Shaikh. Nous devons faire mieux.