Des turbines et des tyrans
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a eu pleinement raison de s’élever contre la décision d’Ottawa (« Il faut accroître la pression, pas la diminuer… »), et la diaspora ukrainienne de s’alarmer. Renvoyer en Allemagne, à l’insistance de Berlin, des turbines nécessaires au fonctionnement du gazoduc Nord Stream 1 et, par conséquent, utiles au financement de l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, est en violation flagrante des sanctions canadiennes et internationales. Il s’agit d’une mauvaise décision — qu’Ottawa, ce faisant, a bien du mal à justifier.
À nouveau, voici une histoire qui montre à quel point nos pays — pardon, nos démocraties — sont dépendants des énergies fossiles et, par extension, des tyrans qui ont la main sur le robinet et dont on finit toujours par s’accommoder, suivant une logique à courte vue de défense à géométrie variable des libertés.
S’agissant de ces accommodements déraisonnables, il y a un évident parallèle à établir entre la décision ciblée d’Ottawa et la choquante volte-face que vient de faire Joe Biden en renouant, à l’occasion de son voyage en Arabie saoudite, avec le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), celui pourtant dont il avait promis de faire un « paria » pour avoir commandité le sinistre meurtre, commis en octobre 2018, du journaliste Jamal Khashoggi.
Dans le cas des turbines qui se trouvent dans un entrepôt de l’entreprise Siemens à Montréal aux fins d’entretien, il y a lieu de se demander pourquoi le chancelier Olaf Scholz a tant insisté pour qu’elles soient renvoyées au géant russe Gazprom. Vrai que l’Allemagne est dépendante dans une proportion de l’ordre de 35 % du gazoduc Nord Stream de Gazprom pour ses approvisionnements en gaz. Il se trouve pourtant, fait-on valoir, que le pays dispose actuellement de réserves qui le mettent à l’abri de pénuries graves jusqu’à la fin de l’année. Et que, de toute façon, on s’attend à ce que les pressions inflationnistes continuent de s’exercer sur les prix du gaz, Nord Stream ou non, avec d’inévitables impacts négatifs sur l’économie nationale et le portefeuille des Allemands.
Où donc était alors l’urgence de rendre service à Gazprom ? Du côté, du moins en partie, de la psychose qui s’est emparée des Allemands et de leurs médias, pris de panique collective face au risque de pénuries, avance le chroniqueur Doug Saunders dans le Globe and Mail. Et c’est ainsi que, pour des raisons de politique intérieure, le gouvernement de coalition allemand aurait voulu se montrer agissant, proactif, quitte à placer l’allié canadien dans une position inconfortable et, surtout, à donner à Vladimir Poutine les moyens de poursuivre sa croisade, comme le nerf de la guerre passe essentiellement par les énergies fossiles.
Question de réduire la dépendance de l’Allemagne à la Russie, le gouvernement Scholz a conclu en mars un accord à long terme d’approvisionnement en gaz avec le Qatar. Avant Joe Biden, le quasi ex-premier ministre britannique Boris Johnson était aussi allé en Arabie saoudite, l’hiver dernier, précédé par Emmanuel Macron, qui recevait par ailleurs à Paris, en fin de semaine, l’autoritaire président des Émirats arabes unis. Dans le contexte d’une transition énergétique qui traîne les pieds, les tyrans ont encore de beaux jours devant eux. On les ostracise, on les réhabilite. Nos gouvernements ne luttent pas contre eux, ils les trient au nom de la realpolitik — lire au gré fluctuant de leurs intérêts immédiats.
Vrai que l’ostracisation de l’ultra-autoritaire MBS, parti à 36 ans pour régner longtemps, était difficilement tenable. D’autant plus qu’à l’approche des élections de mi-mandat de novembre aux États-Unis, le salut démocrate au Congrès passe par une réduction du prix de l’essence et que rien n’est possible sans une hausse de la production par l’Arabie saoudite, premier exportateur de brut de la planète. Fallait-il pour autant que Biden se montre à ce point aplaventriste ? Loin de donner l’impression de venir à la rescousse du président Biden, MBS ne s’est d’ailleurs que très vaguement avancé au sujet d’une hausse de production.
Non moins laborieusement, le voyage de Biden au Moyen-Orient était destiné pour les États-Unis à tenter de rebâtir leurs alliances avec le monde sunnite dans le but plus large d’endiguer l’influence croissante de la Chine et de la Russie. Vaste mission.
C’est dans cette perspective que M. Biden a réuni samedi dernier neuf autocrates arabes à Djeddah, articulant ainsi, avec une désolante limpidité, une approche dangereuse et bancroche qui consistera — au nom de la démocratie ! — à recruter des tyrans pour résister à d’autres tyrans… Avec à la clé, en symbiose avec la politique israélienne, l’enterrement desefforts de résurrection de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien. Une approche, ancrée dans une vieille logique de guerre froide, qui n’aidera nulle part les libertés à progresser.