Le mot en n et la bêtise du CRTC

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) vient de rendre à l’endroit de la Société Radio-Canada (SRC) une décision qui marie l’absurde à l’ineptie, et qui révèle des manquements juridiques majeurs. Si ce verdict n’est pas contesté puis annulé, ses conséquences entraveront sérieusement la liberté d’expression des radiodiffuseurs et mineront l’indépendance journalistique. Radio-Canada ne peut pas plier l’échine.

Tout a démarré, avec une ironie qui ne manque pas de superbe, par la diffusion d’un segment de six petites minutes dans l’émission Le 15-18 du 17 août 2020 intitulé « Certaines idées deviennent-elles taboues ? ». Au micro de l’animatrice Annie Desrochers, le chroniqueur Simon Jodoin revient sur une actualité brûlante de la semaine : le fait qu’une pétition condamne une professeure de Concordia pour « violence anti-noire » après que celle-ci eut nommé le titre de l’oeuvre de l’auteur Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique.

La plainte d’un auditeur outré s’est rendue devant le CRTC. Dans un jugement très sommaire dévoilé mercredi, le Conseil a blâmé Radio-Canada : le segment ne respectait pas certains énoncés de la Loi sur la radiodiffusion, et tout n’a pas été mis en oeuvre pour « atténuer l’impact du mot en n sur l’auditoire, particulièrement dans le contexte social actuel ». Le contexte social actuel ? La montée du mouvement Black Lives Matter et les suites de la mort tragique de l’Américain George Floyd, lesquelles ont provoqué une réflexion sociale sur le racisme et modifié notre approche à certains mots.

Notons que Radio-Canada n’a jamais remis en question l’importance de ce contexte ni, non plus, la nécessité d’user de respect dans la présentation de sujets plus délicats et épineux — nous y souscrivons totalement aussi. Ces précautions toutefois ne doivent pas mener à la censure pure et simple ni à l’omission de certains faits, pierre angulaire du journalisme. Nommer le titre d’une oeuvre dans un segment portant sur ladite oeuvre ne peut que correspondre au b.a.-ba du journalisme.

De tous ces errements qui pullulent dans le monde universitaire et médiatique et dont on n’a pas fini de noircir nos tribunes, ce sont les excès et l’effacement du gros bon sens qui donnent lieu aux prises de position les plus outrancières. La décision du CRTC s’ajoute à cette triste et longue liste.

Le CRTC semble oublier des principes qu’il doit pourtant s’évertuer à défendre haut et fort, comme la liberté d’expression et l’indépendance journalistique. Il pige à droite et à gauche dans ses politiques et règlements pour trouver quelques passages venant satisfaire un appétit de rectitude politique à la mode. Le CRTC a rédigé une décision qui suinte l’asservissement des idées au profit des diktats identitaires, le tout sans tenir compte le moins du monde — et c’est un véritable scandale ! — de la spécificité propre au réseau français de CBC/Radio-Canada. Extrait : « Le Conseil conclut également que la diffusion du segment de l’émission Le 15-18 n’a pas contribué au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne prévus à l’alinéa 3(1)d) et au sous-alinéa 3(1)m)(viii) de [la] Loi. » Vlan.

La chair la plus savoureuse de cette décision se retrouve dans les opinions dissidentes magistrales rédigées par la vice-présidente du CRTC, Caroline J. Simard, et la conseillère pour le Manitoba et la Saskatchewan, Joanne T. Levy. Toutes deux s’indignent de voir le CRTC négliger de s’appuyer sur le droit. La décision, rappellent-elles, s’éloigne de principes fondamentaux récemment confirmés par la Cour suprême, notamment le fait qu’il n’existe pas en matière de liberté d’expression une telle chose que la protection du « droit à NE PAS être offensé ».

Que fera Radio-Canada ? Un porte-parole a précisé vendredi que la société d’État prendrait le temps nécessaire avant de divulguer sa réaction au jugement qui la somme de s’excuser publiquement, de décrire ce qu’elle entend mettre en place pour mieux traiter « un sujet semblable » et de préciser comment elle « atténuera » le segment de l’émission, que l’on peut toujours écouter sur les plateformes numériques. Des sanctions très lourdes pour un jugement aussi légèrement réfléchi.

On suppose qu’à l’interne, les débats sont vigoureux. À la présidence de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait n’a jamais caché son puissant penchant pour l’inclusion des communautés culturelles dans le déploiement de son offre d’information et de sa programmation. Il s’agit de son fer de lance, et il est beaucoup plus visible du côté anglophone que francophone. Ce qui est socialement acceptable à la SRC l’est-il aussi pour CBC — qui a congédié l’animatrice Wendy Mesley pour avoir nommé le titre de l’oeuvre de Pierre Vallières ? Cette question lourde de sens plane sur la suite des choses.

Pourtant, la décision qui s’impose est la contestation de la sentence rendue par le CRTC. Avec vigueur et force. Au nom de l’intégrité et de l’indépendance journalistiques. Au nom de la spécificité de la SRC, qui ne s’adresse pas au même public que CBC. Et au nom de la nécessaire survivance des idées, qui ne doivent pas finir au cimetière des tabous.

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