En ligne avec Kafka

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la très ordinaire moyenne au bâton de Service Canada ne s’améliore pas. L’agence gouvernementale a déjà été passablement sur la sellette cette année avec des reports inexcusables pouvant atteindre jusqu’à des mois pour certains malheureux prestataires de l’assurance-emploi. Monsieur et madame Tout-le-Monde découvrent maintenant que cette apathie a gagné jusqu’aux bureaux des passeports, ce qui menace ainsi leurs vacances tout en éprouvant solidement leur patience.

Un problème de riches, le goulot d’étranglement qui paralyse la délivrance et le renouvellement des passeports d’un océan à l’autre ? Forcément. Mais pas seulement, en ce sens qu’il vient braquer les projecteurs sur tout ce qui fait défaut au point d’accès unique, et plus largement au gouvernement Trudeau, en matière de prestation de services.

Certes, les retards et les ratés du fédéral dans la prestation de service ne sont pas exclusifs aux libéraux, mais leur extrême frilosité à intervenir auprès de la fonction publique, elle, l’est. Épinglé plus tôt cette année pour des délais éhontés sur le front de l’immigration — le ministre responsable, Sean Fraser, a lui-même qualifié ces retards d’« incroyablement frustrants » —, ce gouvernement semble au surplus incapable de voir venir les crises. Pis, même une fois qu’il a les deux pieds dedans, sa courte vue l’empêche d’en prendre la pleine mesure, et donc d’intervenir en conséquence.

Il y avait quelque chose de douloureux à écouter la ministre responsable du dossier, Karina Gould, tenter de minimiser la crise il y a encore deux semaines. Mal informée, elle s’était embrouillée dans les temps d’attente, niant même jusqu’à l’existence de pratiques douteuses pourtant largement documentées sur le terrain, comme cette fameuse règle secrète voulant que seules les demandes déposées à moins de 48 heures, voire 24 heures, du départ soient traitées dans certains bureaux.

Pressée de toutes parts, la ministre Gould a finalement admis avoir dû clarifier plusieurs points la semaine dernière. Elle a en outre annoncé une panoplie de mesures (dont l’embauche prochaine de 600 personnes, des heures de service allongées, y compris le week-end, et un outil pour évaluer les délais d’attente). De belles promesses que les fonctionnaires sur le plancher, même avec la meilleure volonté du monde, n’arrivent toujours pas à concrétiser. Car il n’y a pas que les Canadiens qui font les frais de ce ratage spectaculaire, les employés de Service Canada paient aussi le prix fort de cette absence de vision.

Sur le terrain, c’est encore la débrouille qui règne (et un peu la colère, avec des interventions policières çà et là pour faire retomber la pression). Il était pourtant écrit dans le ciel que les Canadiens se bousculeraient au portillon de Service Canada sitôt que les conditions sanitaires le permettraient. Plus de deux ans de surplace pandémique donnent la bougeotte. Nous ne sommes pas les seuls. Les Américains, les Anglais ou encore les Australiens vivent des affres similaires, a mollement argué la ministre Gould. À la différence près, qu’ici, Service Canada a sciemment mis le couvercle sur la marmite.

Pendant qu’ils rêvaient d’évasion sagement confinés à la maison, les plus prévoyants qui ont voulu profiter de l’accalmie pour renouveler leur passeport ont plutôt été découragés. On a aussi fait complètement abstraction du fait que les premiers passeports valides pour dix ans (permis depuis le 1er juillet 2013) allaient bientôt massivement arriver à leur terme. Résultat : du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, le Canada n’a délivré que 363 000 passeports, soit 20 % de son volume habituel. Normalement, Service Canada recense 5000 appels par jour en lien avec un renouvellement de passeport. Il en recense maintenant plus de 200 000.

Ces chiffres ont artificiellement mis la table pour la débandade que l’on connaît. Et les voyageurs ne sont pas au bout de leurs peines. Contre toute logique, Ottawa n’a jamais cessé de défendre bec et ongles sa très imparfaite application ArriveCAN, source de plusieurs mécontentements chez les voyageurs qui ont eu maille à partir avec elle. Pour certains, faute d’avoir rempli le formulaire à temps, cela s’est traduit par une quarantaine forcée, même si leur vaccination était en règle et que leur test PCR était nickel.

Disposé à jeter du lest, le gouvernement a annoncé que l’obligation pesant sur les voyageurs de fournir une preuve vaccinale contre la COVID-19 avant de monter à bord d’un avion ou d’un train au pays serait abrogée à partir lundi. La logique aurait voulu qu’ArriveCAN, dont la raison d’être est liée au statut vaccinal des voyageurs, passe à la trappe en même temps. Mais Ottawa la maintient, comprenne qui pourra.

Voilà de toute évidence un gouvernement plus attaché à dicter la norme qu’à mettre la main à la pâte pour la faire respecter. Cela dépasse largement l’anecdote. Réticent à intervenir auprès de la fonction publique, même quand celle-ci aurait besoin d’une direction plus affirmée, il cultive une culture de la non-responsabilisation dont témoigne cet épisode aussi navrant que kafkaïen.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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