La donne vient de changer

Les relations diplomatiques entre le Canada et la Chine ne seront jamais plus les mêmes avec l’interdiction de Huawei et ZTE dans les systèmes de télécommunication du pays. Cette décision, inéluctable, survient après trois ans de tergiversations, si bien qu’on ne croyait plus à la volonté d’agir des libéraux.

Le gouvernement Trudeau a finalement tranché jeudi. Huawei et ZTE, deux entreprises de propriété chinoise, ne pourront pas participer à la construction des infrastructures sans fil de cinquième génération (5G) au Canada. La décision, annoncée par le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, fait suite à un examen minutieux par les agences fédérales de sécurité et de renseignement et à des consultations avec les principaux alliés du Canada, dont les États-Unis. Les membres du groupe des « Five Eyes », dont le Canada fait partie, soit les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, avaient tous fait savoir que Huawei était persona non grata dans leurs réseaux sans fil. Seul le Canada traînait encore de la patte.

Même s’il en a mis du temps, le gouvernement Trudeau a pris une décision avisée compte tenu des risques que font peser Huawei et ZTE sur la sécurité du réseau 5G canadien. La loi sur la sécurité nationale de la Chine donne aux autorités le pouvoir de forcer les géants chinois à participer aux efforts de collecte de renseignements. La 5G de Huawei aurait pu contenir une porte dérobée permettant aux agents du régime de Xi Jinping de fouiner dans les téléphones mobiles et dans tout appareil ou objet connecté au réseau sans fil.

Ce scénario de cyberespionnage à grande échelle, démenti par Huawei et le gouvernement de Xi, n’a rien de la fabulation. De nombreux experts, parmi lesquels figurent l’ex-directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) Richard Fadden et l’ancien agent du SCRS Michel Juneau-Katsuya, ont manifesté leur vive inquiétude sur la perméabilité de Huawei et de ZTE à l’influence de Pékin.

Cette proximité était on ne peut plus évidente lors de l’arrestation, en sol canadien, de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou. Les représailles ont été sévères. Pékin a littéralement pris en otage deux hommes d’affaires canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor, arrêtés et emprisonnés en Chine pendant près de trois ans. Ils ont regagné leur liberté quelques jours après que le Canada eut relâché Meng Wanzhou.

Espérons que le gouvernement Trudeau se soit bien préparé au risque de représailles, car la Chine dénonce déjà ce qu’elle perçoit comme « une manipulation politique » d’Ottawa. Elle se réserve la possibilité de prendre toutes les mesures nécessaires pour défendre les droits et les intérêts des compagnies chinoises, évoquant au passage, ô douce ironie, un principe cher aux démocraties libérales : l’économie de marché et le libre-échange.

À l’échelle nationale, les deux géants canadiens des télécommunications, Bell et Telus, accusent le coup. Elles possèdent déjà des composants de Huawei dans leurs infrastructures cellulaires. Les deux entreprises font pression sur Ottawa afin d’obtenir des indemnisations pour le retrait de l’équipement, exigé en deux temps d’ici 2024 et 2027. Le ministre Champagne a déjà dit non à ces demandes de compensation.

Pour l’heure, le gouvernement Trudeau refuse de prédire les retombées de sa décision dans ses relations diplomatiques avec la Chine, déjà fragilisées par l’affaire Meng Wanzhou et le conflit en Ukraine, dans lequel la Chine se range subrepticement dans le camp russe. En se ralliant à la position des « Five Eyes », le Canada se donne au moins la chance de faire partie d’un front uni face aux ambitions de la Chine de façonner l’Internet de demain.

Le gouvernement Trudeau promet de déposer un cadre législatif plus large afin d’assurer la sécurité des infrastructures dans les secteurs des télécommunications, de la finance, de l’énergie et du transport. Il devra agir avec célérité et détermination sur ce front. En voulant contenir le risque réel que posent Huawei et ZTE, le Canada a mis la table pour une escalade des tensions diplomatiques et commerciales avec la Chine. La gestion du risque, sur la sécurité nationale et la chaîne d’approvisionnement du Canada, vient de gagner en complexité.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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